Douleur exquise
Paul Prier
« Punctual Problems »
(EP)
Contrecoup entendu des écoutes répétées de son premier EP, cette conversation avec Paul Prier touche donc un air de Punctual Problems, festin d’une finesse sans apparat – c’est-à-dire composé de morceaux simples, en apparence seulement, impeccablement arrangés, et qui comble un désir, un besoin d’ordre intellectuel, spirituel –, et parcourt surtout le clavier des sentiments, relations et autres voix intérieures qui secondent encore l’artiste afin qu’il apprécie pleinement toute la saveur du mérite.
La présentation faite par les médias de Paul Prier est principalement celle d’un musicien, plus précisément claviériste, dans l’ombre d’autres artistes – que nous évoquerons plus tard. Pourtant, tu as d’abord fait tes gammes à la guitare…
C’est vrai, j’ai commencé la musique par la guitare classique : j’ai choisi cet instrument quand je devais avoir 5 ans, et, si mes calculs sont bons, j’en ai fait pendant à peu près huit ans au conservatoire avant de le quitter et de continuer en me tournant un peu plus vers le rock, la pop…
Avais-tu eu toi-même l’intention de rentrer au conservatoire ?
Non, je n’ai pas décidé d’y aller : je pense qu’à cet âge-là, on n’est pas vraiment en mesure de savoir exactement ne serait-ce que ce que représente le conservatoire ou de vouloir se lancer dans la musique. J’habitais alors à Nanterre, dans le 92 ; mes parents m’ont inscrit au conservatoire municipal – ça coûtait certainement moins cher que de faire appel à des profs particuliers – où je me souviens avoir fait une première année d’éveil musical pendant laquelle, en fait, on ne joue pas de musique : on apprend les rudiments du solfège ! J’ose espérer que ça a changé depuis, mais, à l’époque, dans le programme, la notion de plaisir n’était pas du tout prise en compte : c’était très académique, rigoureux, scolaire… J’ai eu la chance d’avoir, pendant plusieurs années, un professeur, Claude Puyalte [concertiste de guitare classique et flamenca, ndlr], avec qui je me suis super bien entendu, qui a quand même su me transmettre un certain goût de la guitare classique. Mais, vraiment, selon moi, ce côté anti-pédagogique, c’est d’une grande absurdité…
On cherche à faire de toi un virtuose alors que ce n’est pas forcément ta prétention.
Voilà ! C’était la reproduction, dans la musique, du côté très livresque qu’il peut y avoir à l’école : mais quand on est gosse, ça fait vraiment chier d’avoir des cours de solfège ! Évidemment, aujourd’hui, je trouve ça absolument passionnant ! C’est comme ce cours d’histoire, en CM2, dont on se fout un peu sur le moment, et qu’on se remémore plus tard, devant un documentaire, en se disant finalement : « Putain, mais c’était génial, ce qu’on m’apprenait ! » C’est aussi une affaire d’intérêt.
Et peut-être de maturité ? On est parfois trop jeune pour (savoir) recevoir certaines informations…
Exact.
Tu as quitté l’enseignement classique du conservatoire afin d’approcher d’autres styles, d’abord en t’inscrivant dans un centre de formations dédié aux musiques actuelles.
On venait d’emménager à Paris, et, à l’époque, je me souviens, je prenais des cours de heavy metal à la guitare dans une école du XVIIIe arrondissement, ATLA… C’est aussi à cette période, à l’âge de 15 ans, que j’ai découvert, ou, plus exactement, que je me suis mis au piano : la rencontre avec cet autre instrument a été assez déterminante dans mon désir de devenir musicien professionnel – ç’a été une révélation. Le heavy metal n’a été qu’une petite parenthèse d’adolescent – ça n’a pas duré longtemps. D’ailleurs, je n’y ai jamais porté un grand intérêt – ce n’est pas comme si j’en écoutais –, mais j’aimais bien, et, surtout, j’avais fait la rencontre d’un professeur qu’on m’avait conseillé, Pierre Chaze. Ce qui est intéressant avec le metal, c’est qu’il peut avoir la réputation d’une musique de bourrins, alors qu’en fait, bizarrement, les musiciens sont plutôt des gros geeks, super passionnés et vraiment très techniques – les guitaristes de metal ont d’ailleurs souvent un background jazz. Et c’est même là, en prenant des cours de musique heavy metal, donc, que j’ai découvert l’aspect de l’improvisation.
Alors, une fois encore, plutôt que d’intégrer l’École Normale de musique de Paris où tu étais pourtant inscrit, tu as préféré passer une audition et entrer à l’American School of Modern Music, où tu resteras cinq ans.
Exactement – je vois que tu as déjà toutes les infos ! (rires) –, pour faire du jazz, alors que je n’y connaissais pas grand-chose ! En tout cas, pour continuer de ne pas perdre l’idée de faire de la musique. Mais j’étais un peu perdu : je commençais à me rendre compte que devenir pianiste classique allait être compliqué. Et puis, avec le jeune âge, ce n’est pas évident de savoir ce qu’on veut faire exactement dans la vie, donc je me suis dit : « Allez, essayons ça ! » et j’ai plongé dans le jazz la tête la première.
Ton prime parcours avançait déjà le titre de ton EP : ce sera une succession de « problèmes ponctuels », désillusions cycliques auxquelles tu trouves heureusement toujours une solution avec une certaine régularité. À cette étape de ta vie, étais-tu constamment dans le rejet d’une pédagogie ou prenais-tu seulement conscience, à chaque fois, qu’il existait un monde à l’extérieur de ces établissements ?
Je n’étais pas dans le rejet de la pédagogie, parce que j’ai eu la chance d’avoir eu des professeurs, même plus jeunes, qui, grâce à une bon enseignement, ont réussi à me transmettre quelque chose. Ce que j’ai pu reprocher a posteriori à la pédagogie un peu classique du conservatoire en France, c’est justement, comme je te l’ai dit, ce manque certain d’un caractère ludique : on est essentiellement dans la discipline alors que la musique est avant tout une question de plaisir – surtout quand on est môme ! Et c’est con, parce que si on m’avait inculqué toutes ces leçons d’autres manières quand j’avais 5 ou 6 ans… Bon, le fait est que le travail n’a peut-être pas été si mal fait que ça parce que j’ai quand même voulu devenir musicien par la suite… Je n’étais donc pas tant dans le rejet de la pédagogie que dans de réelles prises de conscience : « Ok, finalement, ça va être beaucoup plus dur que je pensais. » D’ailleurs, mon premier job de musicien, pendant quasiment dix ans – entre mes 20 et 30 ans –, c’était professeur particulier de piano et de guitare alors même que je n’avais reçu aucune formation, parce que ça me semblait être plus intéressant et mieux payé – je ne gagnais pourtant pas très bien ma vie – que barman ou serveur ou tout autre petit boulot alimentaire. J’avais un pote étudiant à l’American School qui donnait des cours, et je lui ai demandé, naïvement : « Attends, on peut déjà enseigner alors qu’on n’est encore que des élèves ? » Bien sûr, parce qu’en définitive, on connaît beaucoup plus de choses qu’on ne le croit, et l’on peut déjà enseigner ces notions-là à des débutants ! À un moment, je me suis simplement dit : « Il faut que je remplisse mon frigo… » J’ai mis une petite annonce dans une boulangerie et puis j’ai trouvé un premier élève, et un autre, et de plus en plus – beaucoup d’enfants – grâce au bouche-à-oreille. Enseigner la musique à des gamins ne m’a pas passionné : c’est très compliqué, notamment, de canaliser leur attention – particulièrement quand ils sortent du judo, qu’ils ont tennis juste après, et qu’ils n’en ont franchement rien à foutre, du piano ou de la guitare ! Mais je me suis dit que j’allais essayer de ne pas reproduire ce que je condamnais maintenant, et donc, plutôt que de leur annoncer en début d’année : « On va d’abord apprendre le solfège, et par la suite, on commencera la pratique de l’instrument avec des petits morceaux de musique classique », le premier truc que j’ai fait, ç’a été de leur demander : « Qu’est-ce que t’écoutes ? » Évidemment ils écoutaient soit Black Eyed Peas [groupe américain de pop rap, ndlr], soit Stromae [auteur-compositeur-interprète et producteur belge, ndlr], qu’on ne trouve pas dans les bouquins scolaires traditionnels du conservatoire, mais ça reste des accords et des mélodies de notes, donc j’adaptais leurs morceaux au piano pour essayer de capter un peu plus leur attention, leur donner surtout l’envie de jouer davantage et de travailler dans la semaine. Et je me suis rendu compte que ça marchait mieux que de leur faire bosser des petites sonates de [Wolfgang Amadeus] Mozart [compositeur autrichien de la période classique, ndlr] ou des gammes – après tout, je n’en ai moi-même jamais fait de ma vie, alors je ne me sentais pas légitime à donner des gammes à travailler, à appliquer cette pédagogie rébarbative.
Quand, à 15 ans, tu as découvert le piano, il faisait déjà partie des meubles à la maison : ta sœur apprenait à en jouer depuis plusieurs années. Pourquoi ne pas t’être installé à son clavier plus tôt ?
C’est-à-dire qu’il avait toujours été là. Je crois que ça m’était arrivé de pianoter des petits trucs… Je me souviens que ma mère m’avait appris, un jour, une petite pièce de Carl Philipp Emanuel Bach – l’un des vingt enfants de [Jean-Sébastien] Bach, qui avait lui-même été compositeur –, arpégée en do mineur [peut-être Solfeggietto, ou Solfeggio en do mineur (Wq. 117/2, H. 220), toccata composée par le musicien et théoricien allemand en 1766, ndlr], relativement simple à jouer : alors je le jouais, assez facilement, et ça en jetait un peu, mais ça n’était finalement que l’équivalent du « do-ré-mi-sol-sol » avec le dessus de la main pour les débutants, et c’était à peu près tout ce que je savais jouer, en fait ! Disons que je ne m’étais jamais vraiment posé la question parce que je n’avais vraiment pas d’intérêt pour le piano : moi, à ce moment-là, c’était la guitare et rien d’autre. Je ne sais plus comment ça s’est passé exactement, mais je me demande s’il n’y a pas un lien avec… Ah, si ! Un jour, je suis allé voir un film : Le Tailleur de Panamá (Merlin Films, 2001) [film de John Boorman, ndlr] ? Non ! Thomas Crown (United Artists / Metro-Goldwyn-Mayer / Irish DreamTime, 1999) [film de John McTiernan, remake de L’Affaire Thomas Crown (Solar Productions / Simkoe / The Mirisch Corporation, 1968), réalisé par Norman Jewison, ndlr] – c’est aussi avec Pierce Brosnan [acteur américain, ndlr] –, et dans la BO du film (Ark 21 Records, 1999), il y avait ce titre de Nina Simone, Sinnerman [extrait de l’album Pastel Blues (Philips Records, 1965), ndlr], que j’entendais pour la première fois, avec ce riff de piano (il chante)… Je me suis pris le morceau en pleine gueule ! Je me revois aller directement acheter le CD à la Fnac en sortant du ciné ! J’adorais le riff, je le trouvais – et le trouve d’ailleurs toujours – super, vraiment efficace, quoi (il re-chante). Et je crois que j’ai dû essayer de le reproduire au piano parce que ma mère m’a vu faire et m’a dit : « Mais, tu ne voudrais pas prendre des cours de piano ? Il y a la prof’ de ta sœur : on lui demande de rester une demi-heure de plus, tu passes un test… » Et là, j’ai fait : « Ouais, ben, ok, si tu veux ! » en mode ado’…
Est-ce lors de cette première demi-heure que tu as la « révélation » ?
J’ai rarement eu de moments de révélation comme ça : « Oh là là ! » Un vrai switch. Et le plus marrant, c’est le rapport qui s’est créé dans l’instant avec l’instrument. Je suis pourtant né avec ce piano sous le nez, hein – c’était celui de ma mère, sur lequel elle avait étudié quand elle était jeune. Et tout d’un coup, quelqu’un est arrivé, m’a appris un Nocturne de [Frédéric] Chopin [compositeur et pianiste d’ascendance franco-polonaise, ndlr], et je me suis fait littéralement happer ! En une demi-heure, ma décision était prise : « C’est ça, ma vie : je veux faire du piano. Je veux être pianiste. » Depuis tout ce temps, je ne le savais pas, mais à cet instant, c’est la révélation absolue ! C’est assez drôle… Je me souviens très bien de cette jeune prof de piano, Ysé, qui m’a demandé : « Qu’as-tu envie de jouer ? » « J’ sais pas trop… » Il y avait donc un recueil des Nocturnes devant nous : « On pourrait commencer avec du Chopin ? » Moi, je voyais vaguement qui il était, je connaissais son nom, mais sans plus : « Bah, ouais… » Elle a ouvert la partition et commencé à me jouer un prélude hyper connu [le prélude n°4 en mi mineur, issu des Vingt-quatre préludes, opus 28 pour piano, publiés en 1839, ndlr], et très simple à jouer (il chante). J’ai entendu les premières notes et j’ai fait : « Mais oui, ça, je connais : c’est NTM ! » [le titre That’s My People du groupe de rap Suprême NTM, extrait de l’album Suprême NTM (Sony Music Entertainment / Epic Records, 1999), est réalisé à partir d’un sample dudit prélude de Chopin, ndlr], comme un gosse avec zéro culture. « Eh bien non, ce n’est pas NTM : c’est Chopin. » « Ah ouais ? Ok. Putain, trop bien ! Vas-y ! » On l’a bossé un peu ensemble, et dans l’après-midi, je l’ai appris seul entièrement : je n’avais qu’une hâte, c’était de la revoir pour le lui jouer. La semaine suivante, je lui ai dit : « J’adore ! » ; elle s’est aperçu que je l’avais assimilé assez rapidement, surtout, que j’étais à fond : « Dans ce cas, on grille des étapes et je te trouve un morceau un peu plus challengeant… » On a déchiffré un Nocturne peut-être pas très technique mais qu’on ne donne certainement pas à travailler dès le deuxième cours à un élève de piano. Et à partir de là, le piano est devenu une obsession totale : j’ai annulé tout le reste, oublié la musique que j’écoutais… Je ne faisais plus que du piano et je ne jurais que par le classique ; alors, aux yeux des autres, j’étais un peu « flippant », parce qu’il y avait quelque chose de grotesque, de presque trop, mais mignon quand même. J’avais ce même rapport exclusif qu’un adolescent qui, soudainement, ne répond plus que d’un artiste ou d’un genre, d’un style… Chopin et Bach étaient devenus mes idoles.
Cette nouvelle passion t’a-t-elle isolé des jeunes de ton âge ?
Je me suis isolé dans le sens où, tout d’un coup, c’était tellement ma priorité que je n’en avais presque plus rien à foutre d’aller voir mes copains ! Je les voyais, mais quand j’étais avec eux, je leur jouais du piano ! Enfin… C’est vraiment devenu le centre de ma vie ! À tel point qu’à ce moment-là, je ne foutais plus rien à l’école ; et j’ai dit à mes parents : « J’ai plus envie d’aller au bahut ! Ça me fait chier ! Je veux faire de la musique ! » Et ils m’ont répondu : « On ne t’empêchera pas d’en faire. Mais tu vas d’abord aller jusqu’au bac’. » Donc j’y suis allé, difficilement, péniblement – il fallait que je m’en débarrasse ! –, et, à la surprise générale, j’ai fini par l’avoir avec la moyenne pile poil. « C’est bon, je peux me lancer dans la musique, maintenant ! »
Futur bachelier malgré toi, trouvais-tu toujours le temps de te consacrer au piano ?
Oui. Entre mes 15 et 17 ans, j’ai pris des cours au conservatoire de Bobigny, dans le 93, avec une professeure, Claude Mayol, que j’avais rencontrée dans un endroit de résidence magnifique : le Moulin d’Andé – pour la petite anecdote, c’est là qu’ont été tournées certaines scènes de Jules et Jim (Les Films du Carrosse, 1962), de François Truffaut [cinéaste français, figure majeure de la Nouvelle Vague, ndlr]. Il s’agit d’un moulin et de petites annexes, de petites chambres désuètes mais très jolies avec des pianos à queue partout, un lieu calme au bord de la Seine, où beaucoup de pianistes classiques et d’écrivains, notamment, viennent séjourner. Ma mère m’y a emmené – j’ai révisé mon bac et passé beaucoup de temps à travailler le piano là-bas – et, ado’, je me suis retrouvé assis à une table pour manger avec des pianistes classiques de renom : j’étais fasciné ! En fait, c’est un endroit cher à mon cœur… Je pense que je retournerai y faire une résidence, un de ces jours… Et donc, j’y avais rencontré cette prof au conservatoire de Bobigny à qui j’avais joué un morceau – probablement un des Nocturnes de Chopin –, et elle m’avait dit : « Ah, oui ! Quand même, c’est bien ! Bah, si tu veux, je te donne des cours. » Et deux ans plus tard, elle m’a annoncé : « Écoute, je vais prendre ma retraite. Mais si tu veux continuer dans cette lancée, j’aimerais te présenter à quelqu’un de l’École Normale de musique de Paris : va le voir, et passe une audition. » J’ai suivi ses recommandations, et ce nouveau prof m’a dit : « Bon, il y a du boulot… Mais on doit pouvoir faire quelque chose… » J’avais toujours pour projet de devenir pianiste classique, mais, si j’étais passionné, je n’en demeurais pas moins qu’un jeune de 17 ans, donc pas franchement méga « sharp » sur ma « carrière » : c’est ma mère qui gérait tout ça. J’imagine que c’est ce prof qui lui a parlé à l’époque de ce stage d’été organisé par l’académie de Nice, et quand ma mère m’a dit : « Je t’ai inscrit », dans ma tête, j’ai pensé « colonie de vacances ». Mais ce n’était pas du tout ça – absolument pas drôle… Et je me suis vraiment pris une douche froide : « D’accord… En fait, je ne suis pas fait pour cette vie-là. Je suis vraiment nul. Je n’ai pas le niveau. Je ne vais pas y arriver. »
En face de toi, ce sont des élèves surdoués et très assidus…
Carrément ! Mais, surtout, je découvre l’univers de la musique classique avec tout ce que cela implique, au moins à ce stade-là d’engagement. J’étais entouré de gamins pas forcément surdoués mais qui avaient tous commencé le solfège avant même de savoir lire et pratiquaient déjà le piano douze heures par jour à l’âge de 5 ans ! En les voyant jouer, j’ai été très impressionné et, à la fois, je me suis senti hyper nul. J’ai aussi rapidement capté cette nature quasi autiste dans leurs relations – parce que ces gamins n’avaient pas été à l’école – tandis que je ne parvenais à me connecter avec quasiment personne alors que j’ai toujours été un bon vivant qui aimait bien déconner. J’étais là : « C’est quoi cet univers ? » Je suis rentré déprimé, et j’ai expliqué à mes parents : « Je crois que je ne vais pas y arriver. Ce monde n’est pas fait pour moi. » Moi qui écumais tous les concerts de musique classique à Paris, allais voir tous les récitals dès que je pouvais, je prenais conscience d’une réalité : « C’est quand même pas très fun, comme milieu… J’ai même pas 18 ans, et je ne croise que des vieux ! » Mes parents m’ont finalement conseillé d’appeler une de leurs connaissances qui avait fait une école de jazz : c’est comme ça que j’ai découvert l’American School…, que j’ai passé en urgence une audition et que je me suis lancé dans un tout autre style de musique.
Les différences entre le jazz et la musique classique sont fondamentales : principalement, le jazz est orienté de manière importante vers l’improvisation quand les interprètes de classique doivent suivre à la lettre les indications de la partition, sans jamais en dévier ; ensuite dans le rythme – syncopé, asymétrique, sauvage pour l’un, sage, droit, voire raide pour l’autre – et les sonorités – rauques, expressives pour le premier, avec des couleurs plus lisses, pures, pour le second… Institution après institution, comment parviens-tu à faire table rase des enseignements du passé ?
Quand je passe d’un style à un autre ? En fait, je n’ai pas vraiment besoin de faire table rase, parce que, dans mon cheminement, je découvre sans cesse quelque chose que j’ignorais. À 15 ans, je savais que le sujet était si vaste que c’était l’histoire de toute une vie, mais je me suis plongé corps et âme dans la musique classique en me disant que seule cette musique noble était digne d’être écoutée : parce que je ne connaissais pas ou peu le reste, en fait. J’écoutais pourtant bien d’autres musiques – du jazz, par exemple – mais je n’y prêtais alors aucune attention parce que j’étais, en quelque sorte, un ignare en la matière ! Heureusement, j’ai toujours eu des révélations et réussi à déconstruire très vite des a priori : « Ah, ben c’est ça, en fait ! » C’est intéressant que tu parles de ça, parce que la transition d’un style à un autre n’a pas été aussi brutale : je me suis en effet précipité dans le jazz, mais la musique classique m’a toujours accompagné. J’en ai un peu joué, d’ailleurs, au début… En arrivant dans cette école, tous les autres mecs avaient un background jazz et j’étais un peu le seul « classiqueux », c’était donc la seule branche à laquelle je pouvais me rattraper : une chance – alors que je ne connaissais que trois morceaux et demi ! –, parce cette école de jazz abordait finalement vachement la musique classique, et que toutes mes notions se sont rejointes à un moment donné – ça a fait sens. Je n’ai jamais renié le passé : je préfère me dire que des connaissances s’accumulent et s’accordent.
Si on ne peut donc pas parler de désenchantements, est-ce un manque d’enthousiasme, un sentiment de lassitude qui te pousserait continuellement à changer de voie ?
Non, bien au contraire ! C’est plus une désillusion par rapport à moi-même. À aucun moment, je ne me suis dit : « Le classique, ça me fait chier, ce n’est plus ça que je veux faire ! » Je n’ai jamais été saoulé avec quoi que ce soit. Il y a des musiques que j’ai pu écouter étant jeune et que j’apprécie moins maintenant, ou d’autres trucs que j’ai peut-être découverts sur le tard, mais il n’y a jamais eu de déconvenue.
Est-ce plutôt un manque de confiance en toi ?
Complètement ! C’est de l’ordre de : « J’aurais rêvé le faire, mais je n’ai pas le niveau, et je ne l’atteindrai jamais »… En fait, en commençant le piano à 15 ans – ce qui est quand même très tard quand tu veux devenir soliste classique : certains font déjà ce métier à cet âge-là ! –, j’ai accumulé beaucoup de retard, et devant la montagne de travail que cela représente, je devrais me résoudre : « Bah non, je ne vais pas y arriver… » Alors, comment parvient-on à faire quand même de la musique ? Eh bien, on teste d’autres choses ! Toute ma vie, jusqu’à maintenant, est une succession de douches froides et de remises en question permanentes sur ma légitimité… Alors, en effet, quand je suis entré à l’American School, j’y ai vu des mecs qui jouaient déjà un peu, savaient lire des accords et improviser tandis que moi, je débarquais ! Il y avait aussi une petite forme d’égocentrisme chez l’adolescent, qui pensait être le centre du monde, et qui se rendait compte, finalement, que non seulement il n’était pas tout seul mais qu’il y en avait plein d’autres et parfois vachement meilleurs que lui ! Ça fait mal à l’ego : « Putain, en fait, c’était pas moi, le boss ! Je ne suis qu’une merde… »
jusqu’à maintenant,
est une succession
de douches froides
et de remises en
question permanentes
sur ma légitimité… »
Ça ne t’a pas donné envie de travailler davantage, de te surpasser ?
Si ! Du coup, pendant ces cinq ans, je me suis mis la rate au court-bouillon et j’ai travaillé comme un porc, avec une telle exigence que j’en ai presque oublié la notion de plaisir – enfin, j’ai quand même pris du bon temps, hein, et découvert une musique que je trouvais super… Mais je manquais tellement de confiance en moi que je ne prenais pas de plaisir à jouer devant les gens ; je me sentais tellement en-dessous des autres – hyper à l’aise, pour qui c’était un exercice vraiment facile – que dès qu’il fallait improviser – c’est un art que je ne maîtrise pas –, j’étais tétanisé. Ça m’a été pénible… Il me semble qu’à cet âge-là, l’apprentissage du jazz et de la musique se fait dans la douleur. Quand je suis arrivé là, je me suis rendu compte que je n’avais, en termes de théorie, que quelques notions de solfège qui me venaient du conservatoire, et
que je savais surtout jouer des morceaux par cœur, peut-être avec un peu de musicalité, mais, en tout cas, sans rien y connaître en harmonie ! J’étais au bas d’une montagne : « Putain, ça va être dur à gravir ! La route est longue et semée d’embûches ! » Mais je n’ai pas lâché pour autant. J’ai eu l’impression, une fois de plus, de recommencer de zéro tout mon apprentissage de la musique, et j’ai bossé beaucoup pour découvrir tout un pan de la musique et comprendre comment elle fonctionnait, comment on construisait un morceau. J’ai reçu mon diplôme de fin d’études des mains d’un membre du jury, un ancien élève de l’American School, Lionel Loueke : un guitariste qui tournait déjà à l’époque avec Herbie Hancock [auteur-compositeur-interprète et musicien de jazz américain, qui a notamment reçu en 1987 le César puis l’Oscar de la meilleure musique originale (CBS, 1986) pour le film Round Midnight (Little Bear / PECF, 1986), du cinéaste français Bertrand Tavernier, ndlr]. C’était quand même un peu cool, et je me suis dit : « Bon, j’ai réussi à accomplir quelque chose ». Malheureusement, parce qu’il est délivré par une école américaine qui n’est même pas reconnue par l’État en France, j’avais un diplôme qui ne valait rien…
Comment appréhendais-tu alors le monde du travail ?
Je ne savais absolument pas quoi faire. C’est le seul reproche que je peux faire à cette école : à l’époque, elle ne faisait pas du tout le pont avec le monde professionnel. C’est-à-dire que je suis sorti de là la tête pleine mais avec zéro contact. Je ne savais pas comment gagner ma vie, sauf en donnant des cours… Un an après le diplôme, j’étais tellement largué que j’ai dressé un constat un peu fataliste de ma situation.
Aurais-tu envisagé d’arrêter la musique ?
Ouais, c’est bien ça : j’ai envisagé d’arrêter la musique… Je devais être complètement « fucked-up » [« paumé » voire « foutu », ndlr], à ce moment-là…
Pourquoi ne pas avoir pensé plutôt à te faire connaître, par le biais de scène ouvertes, par exemple ?
Je n’y arrivais pas ! Parce que je ne me sentais vraiment pas légitime, nul, j’étais comme « traumatisé », en fait, toujours incapable de jouer devant un public. Je ne jouais que pour moi, je passais des heures seul derrière mon piano : c’était très égoïste. Mais j’en étais presque devenu complaisant vis-à-vis de moi-même – et quand j’y repense, je trouve ça ridicule ! – au point de ne jamais me faire violence… Bon, j’ai essayé : je suis allé une ou deux fois dans des jams, et l’exercice m’a tellement terrifié – c’est l’abattoir : les mecs qui sont là sont de gros tueurs atomiques – que je crois ne même pas avoir joué… Si, j’ai dû participer à une session – une seule –, m’inscrire sur la liste pour jouer un standard, et quand est venu mon tour, le moment de mon solo, j’ai détesté ça ! C’est franchement horrible ! Au bout d’un moment, ma mère, qui voyait bien que je ne m’éclatais pas – j’avais 22 ans –, m’a demandé : « Es-tu es sûr de vouloir faire ça ? » Et j’ai répondu : « Bah, je crois que non, en fait… » J’ai donc commencé à réfléchir à faire autre chose de ma vie ; et en même temps, ça me rendait triste de me résigner parce que j’étais absolument passionné de musique !
Après cette nouvelle période de découragement, ta rencontre avec Bastien Doremus, alors jeune ingénieur du son, va te permettre de te ressaisir…
Exactement. Mais avant même de rencontrer Bastien, j’avais eu un petit déclic… En sortant de l’American School…, je me suis dit : « Ok, j’ai essayé la musique : je sais que ce n’est pas pour moi. Et si je refaisais des films ? » Parce que j’ai aussi été un grand fan de cinéma pendant toute ma jeunesse. D’ailleurs, jusqu’à mes 15 ans, la musique passait toujours au second plan : je voulais devenir réalisateur ! Je me souviens, j’étais tellement un cancre au collège que mes parents m’avaient fait du chantage : « Si un jour tu obtiens les félicitations, on achète un caméscope » ; en 4ème, j’ai bossé dur le temps d’un trimestre, eu genre 17 de moyenne, les félicitations, et donc la caméra. Et puis je me suis remis à être une grosse merde en cours (rires), mais, à partir de ce moment-là, je me suis mis à tout filmer – j’ai documenté toute mon enfance ! – et je voulais vraiment en faire mon métier. Alors j’ai commencé à regarder pour m’inscrire dans des facs de ciné tout en me disant : « J’aurais dû faire ça il y a cinq ans », et « Je suis un peu vieux pour reprendre les études » ou « Je vais quand même pas me relancer dans une autre filière ? »…
Et je me suis décidé : « Bon, j’essaie encore un dernier truc ! » J’ai appelé un pote saxophoniste, qui a ramené un contrebassiste, avec qui on a monté un trio de jazz, constitué un petit répertoire et fait quelques dates dans des bars à Paris. Ça m’a permis de me détendre avec l’idée que c’était surmontable… J’ai finalement gardé en tête le projet de continuer la musique, et pourquoi pas d’essayer d’en vivre. Pour autant, la question : « Comment je vais faire ? » revenait sans cesse. C’est à cette période que j’ai fait connaissance avec Bastien : il venait de finir ses études quand il est arrivé à Paris pour trouver du travail en tant qu’ingé’ son, et Marco Prince [chanteur du groupe de rock fusion français FFF, ndlr], qui cherchait de son côté un jeune assistant pour bosser dans le studio qu’il venait d’aménager dans le quartier, l’a embauché. Je l’ai rencontré par le biais de ma sœur : dans sa bande de meilleures copines, il y avait notamment Lola, la fille de Marco – elles ont été dans la même classe au lycée –, et la petite amie de Bastien. Un soir, au cours d’un dîner qui nous avait tous réunis, je discutais avec Bastien, quand il s’est écrié : « Viens, on se fait une séance de studio ! Ça peut être cool ! Passe, demain ! » Ce n’était même pas dans le but de faire de la musique, juste : « Si tu veux venir chiller… » On s’est donc revus au studio où il a allumé toutes les machines, parmi lesquelles une TR-707 [boîte à rythmes fabriquée par Roland, ndlr], un Nord Rack [parmi les premiers synthétiseurs numériques capables d’émuler totalement un synthétiseur analogique, fabriqué par Clavia], et surtout un Rhodes [piano électrique assez populaire dans le jazz, fabriqué par Fender, ndlr] – et ça, je savais ce que c’était, parce qu’il n’y avait pas encore beaucoup de synthés, à l’époque ! Et là, j’ai entamé le deuxième chapitre dans mes révélations : « Waouh ! La musique électronique ! À partir d’aujourd’hui, c’est ça ! »
la musique électronique… »
Qu’as-tu appris de nouveau : la technique, les rudiments et les secrets de la production ?
C’est surtout ma rencontre avec l’aspect production dans la musique : jusque-là, j’avais surtout travaillé l’instrument, la théorie, le solfège ; et tout d’un coup, je me rends compte que je peux enregistrer quelques notes, foutre un effet dessus, les faire sonner dans de belles enceintes et, comme à chaque fois, je m’émerveille : « Ah ouais ! D’accord ! » Après ça, on s’est vus tous les jours, avec Bastien : c’était lui le technicien, alors je me suis jeté à fond dans la musique électronique, tous les synthés et les boîtes à rythmes, mais aussi les artistes et leurs albums. Aujourd’hui, tous mes potes dans l’électro ont eu un engouement, un intérêt pour ce style de musique à 15 ans ; mais voilà, moi, j’avais 23, 24 ans, et j’en faisais la découverte en écoutant plein de disques que je ne connaissais pas, c’est-à-dire que j’avais encore une fois dix ans de retard sur tout un pan de la musique ! J’ai toujours été en décalé ou carrément à la bourre, en fait… Mais je me suis tellement passionné, plongé dedans, que j’ai vite rattrapé mon retard !
À quel moment décidez-vous de former un duo et de vous aventurer dans la pop électro de TOYS ?
Ça s’est fait assez naturellement et rapidement, parce qu’on a commencé à se voir quasiment tous les jours, de manière régulière : Marco arrivait généralement au studio en début d’après-midi, ce qui nous laissait toutes les matinées pour bosser. On y a pris goût, et en moins d’un mois, on avait déjà deux, trois démos à faire écouter à notre bande de potes. Aussi, j’avais trouvé mon binôme – Bastien avait vachement d’assurance et m’accordait toute la confiance que je n’avais pas en moi – et compris qu’à deux, c’était beaucoup plus confortable : il y avait une vraie complémentarité. Ça m’a permis d’admettre que j’étais légitime et bien trop exigeant avec moi : je voulais être soit Glenn Gould [pianiste américain célèbre pour ses interprétations des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, ndlr] soit Keith Jarrett [pianiste de jazz américain, ndlr], mais il était soudain possible d’être autre. Tout notre entourage nous poussait : « Les gars, formez un groupe : c’est trop cool ce que vous faites ! » Donc, on s’est lancés. On a fait plein de démos, abouti plein de morceaux – il y a énormément de tracks qu’on n’a jamais sorties ! –, mais il fallait que ça soit vraiment bien, alors on prenait notre temps.
Et puis, un jour, on termine un morceau et on se dit : « Putain, celui-là, ça serait quand même bien de le sortir… » C’était Noise – (désignant d’un mouvement de tête les rues sous nos fenêtres) je me souviens d’ailleurs avoir tourné une partie de la vidéo sur ce carrefour, de nuit… On a tout de suite cherché quelqu’un avec qui le mixer : on a envoyé un mail à Pierrick Devin [musicien, producteur et ingénieur du son français, récemment collaborateur de Phoenix, Benjamin Biolay, Étienne Daho, Clara Luciani, ndlr], parce qu’on était un peu fanboy à cette époque – on savait qu’il n’était pas beaucoup plus vieux que nous et qu’il bossait notamment avec Cassius [duo de musique électronique, pionnier de la French touch, composé de feu Philippe « Zdar » Cerboneschi et Hubert « Boombass » Blanc-Francard, ndlr]. Nous, on n’était encore personne – à part le passeport : « On est dans le studio de Marco Prince », on venait de nulle part, on n’avait aucun piston et pas trop de thunes non plus… –, mais il a écouté Noise et accroché : « Ok, les gars, ça marche. » « Oh, yes ! Ça y est ! Notre premier track ! » Sympa, il a aussi accepté de nous faire un petit tarif. Comme on n’avait pas de label, il faut savoir qu’on ne fonctionnait qu’au système D : il fallait faire le maximum avec 0 € – même pour le clip, on a braqué tous nos potes : celui qui faisait de la réal’ [Vittorio Bettini, ndlr], l’autre qui était monteur [Camille Adelin, ndlr], etc. Tout était autoproduit, mais je crois qu’on se démerdait suffisamment pour réussir à faire des trucs bien – bon, avec le recul, je me dis forcément : « Il y a plein de défauts, quand même… »
Votre premier EP, Natural Plastic (2012), a quand même fait son petit effet…
Ouais, ouais…
Sur la pochette, tu es photographié une basse à la main… Que faisais-tu exactement au sein de TOYS ?
Bastien, c’est un producteur, pas un instrumentiste. Donc, dans TOYS, à part quand on devait enregistrer de vraies batteries – ce qu’on a fait par la suite, mais au début, ce n’était que de la programmation de boîtes à rythme –, j’assurais tous les instruments acoustiques, les claviers, et, effectivement, je jouais beaucoup de basse – et encore aujourd’hui sur mes morceaux, en fait. Elle était marrante, cette pochette… On avait eu cette idée de figurines en plastoc ; et on a dû nous suggérer que ça aurait plus d’impact visuel si l’un de nous tenait un instrument… Je ne sais même plus quel graphiste on avait bien pu braquer [probablement Benjamin Menager, fondateur et directeur artistique du studio Les Gentils Garçons, ndlr], mais quand je vois le prix que ça coûte, je me rends compte de tout ce qu’on arrivait à faire sans rien dépenser : on était jeunes, on avait tellement d’énergie et d’envie que ça se sentait, et les gens acceptaient plus facilement de bosser gratos pour nous.
Si mes souvenirs sont bons, deux ans plus tard, une certaine Héloïse Letissier [auteur-compositeur-interprète français d’électro-pop, ndlr], qui vous a remarqués, vous embauche comme backing band aux côtés des musiciens de Metronomy [groupe de pop indé et de musique électronique britannique, ndlr] pour l’accompagner sur scène : ce sont les débuts fulgurants du projet alors nommé Christine and the Queens… Quel souvenir conserves-tu de ce premier aperçu du succès ?
J’en garde un souvenir extraordinaire. J’avais enfin réussi à me prouver que j’étais capable de faire de la musique, d’en vivre en donnant des cours, mais aussi, avec TOYS, en répondant surtout à des petits plans de musique de pub qui commençaient à nous rapporter un peu de fric – parce qu’on avait dû faire seulement trois concerts et demi ! On était donc sur une petite lancée quand, tout d’un coup, on s’est retrouvés embarqués sur des tournées, dans un projet qui a littéralement explosé ! Ne serait-ce que l’idée d’aller faire des concerts à l’étranger, même si j’en rêvais, je n’imaginais pas que ça puisse m’arriver – aussi vite ? – parce que je ne m’étais jamais pensé en tant que musicien de scène… Je n’étais pas non plus opposé à cette perspective, et, au début de l’aventure, j’étais évidemment trop content d’en faire partie – j’étais payé pour faire de la musique dans le monde entier : c’était une consécration, pour moi ! – ; mais j’étais subitement précipité dans le showbiz, et ça impliquait aussi de bien faire gaffe à ne pas prendre la grosse tête : j’étais à une place quelque peu ingrate, à la fois indispensable et remplaçable – on me rappelait quotidiennement que je n’étais qu’un « élément du décor ». De sorte que je me répétais : « Putain, c’est pas un milieu facile ! » J’ai été le témoin assez proche d’une personne qui accédait à la célébrité – par la suite, toutes les autres personnes avec qui je travaillerai auront déjà rencontré, fait l’expérience de ce succès-là –, j’ai vu tout ce que ça supposait de difficultés. Mais j’en garde un souvenir fabuleux, bien sûr – les tournées US, le festival Coachella…
Comment a-t-on fait appel à vous ?
En fait, Emma [Morris, ndlr], la copine de Bastien, était alors stagiaire – son premier job – chez Universal [Music] Publishing [Group], je crois, et elle bossait avec Flavie Jaubert, qui manageait Christine and the Queens. Flavie avait vu un concert de TOYS à La Maroquinerie [le 02 juillet 2013, ndlr], et comme elle cherchait quelqu’un pour monter un live avec Christine – qui se produisait alors seul.e sur scène –, elle a d’abord fait appel à Bastien. Quelques mois plus tard, l’équipe s’est agrandie avec des danseurs et des musiciens : Gabriel Stebbing à la guitare – qui jouait également avec Metronomy –, Bastien aux machines et à la technique, et moi, aux claviers.
A partir de là, plusieurs années durant, tu vas être claviériste sur des tournées et pour des artistes divers : avais-tu enfin trouvé ta voie ?
Plus exactement, c’est une voie qui s’est imposée à moi mais que je n’ai pas rejetée pour autant, parce que c’était plutôt confortable : ça me faisait gagner de l’argent, donc ça me permettait enfin d’arrêter de donner des cours – avec tout l’amour que je peux avoir pour eux, je commençais à en avoir ras le cul d’apprendre des morceaux à des gamins de 7 ans ! Je suis devenu intermittent – j’avais 29 ans : c’est tard ! –, on m’a appelé pour des super projets, proposé des tournées à l’inter’… Je me suis laissé prendre au jeu : c’était franchement cool, ce qu’il m’arrivait ! Mais ce n’était pas ma volonté : c’est venu comme une ponctuation à ce que j’avais toujours voulu faire, à savoir ma musique.
En 2017, tu es monté sur scène avec Paradis [duo de musique électronique français formé par Simon Mény et Pierre Rousseau, ndlr], qui avait d’ailleurs signé deux remixes pour Christine and the Queens en 2015…
Et pourtant notre lien est ailleurs : on était voisins de studio ! Avec Bastien, on s’était dit que tout ce qu’on avait mis en place, TOYS et tout le reste – parce qu’on faisait aussi de la musique de pub’ –, ça nous prenait trop de temps ; or, on n’en avait pas assez dans le studio de Marco, et puis on ne voulait plus le squatter. Dans un premier temps, on a loué la cave de 8m2, sous le studio de Marco, qu’on a retapée tous les deux avec nos darons – on a été acheté du placo, foutu du parquet, construit un meuble pour racker, encastrer des machines – : bref, on s’est fait notre premier vrai studio, dans lequel on a passé deux ans, je dirais. Mais dans un deuxième temps, parce qu’on était un peu à l’étroit, on a déménagé en face, au studio Badabing, tenu par Jean-Claude Ghrenassia, le fils d’Enrico Macias [auteur-compositeur-interprète français de chanson française et musique du monde, ndlr]. Paradis était déjà installé dans la cabine à côté de la nôtre : c’est comme ça qu’on s’est rencontrés, qu’on est devenus copains, et qu’ils m’ont demandé de venir jouer des claviers avec eux quand ils ont lancé la tournée pour leur premier album [Recto Verso (Riviera / Maison Barclay / Universal Music, 2016), ndlr].
Sur cette tournée, on reconnaît aussi à la batterie ton futur coproducteur, Victor le Masne…
Ouais, bien vu ! Victor s’est rajouté au groupe après qu’on a eu fait une résidence et un concert dans une formule à trois, pendant les Trans Musicales de Rennes. Je savais déjà qui il était parce je connaissais Housse de Racket [duo de musique électronique français formé en 2005 par Victor le Masne et Pierre Leroux, ndlr], mais c’était la première fois que je me trouvais en sa présence, et on est devenus instantanément très, très potes.
L’année suivante, Bastien, qui s’apprêtait à diriger les premières répétitions et à monter le spectacle de Charlotte Gainsbourg [actrice et chanteuse franco-britannique, ndlr], t’a demandé de participer à la tournée qui s’annonçait.
Sur la fin de tournée avec Paradis au Japon, j’ai reçu un coup de fil de Bastien : « Il faut qu’on monte un live pour Charlotte. Si t’es chaud, on le fait. » « Grave ! » Et CORIDA, qui se trouve être le tourneur et de Paradis et de Charlotte, m’appelle dans la foulée : « Bon, ton billet d’avion retour pour Paris, on l’a changé : tu partiras direct à New York » – Charlotte vivait là-bas à l’époque. « Waouh ! Trop bien ! » Arrivé sur place, je retrouve Bastien et Charlotte qui avaient loué et fait un lock-out d’un studio de répète vide – il n’y avait absolument rien ! « Bon, ben, il faut monter un live… » Comme prévu, avant de les rejoindre, je m’étais booké deux ou trois jours à Tokyo, dans un studio, juste avec un piano, pour écouter l’album de Charlotte [Rest (Because Music, 2017), ndlr] en boucle ; j’ai tout relevé : les partitions et les sons des synthés ; et je suis allé dans tous les magasins de musique pour essayer de calquer au plus proche de ce que j’avais entendu, et faire ma petite shopping list de tous les synthés dont on allait avoir besoin : « Alors, il me faudrait un [Yamaha] CP-80, un Mellotron, un [Yamaha] DX7, un [Roland] Juno, un [Fender] Rhodes », etc. Deux jours après, on se faisait livrer tout le matériel et Bastien et moi, on attaquait la création du live. SebastiAn [Sébastien Akchoté, de son vrai nom, DJ, producteur et compositeur français de musique électronique, qui a produit dans sa grande majorité l’album de Charlotte Gainsbourg, ndlr] faisait des allers-retours pour checker, rajouter sa touche et adapter avec nous les morceaux retenus. Ensuite, on a casté plusieurs musiciens et choisi David Numwami [David Nzeyimana, de son vrai nom, auteur-compositeur-interprète belge, ndlr], Louis Delorme [batteur français, ndlr] et Gerard Black [chanteur et claviériste écossais, membre du groupe de musique pop franco-britannique Frànçois and The Atlas Mountains , et leader du groupe de musique électronique BABE, ndlr] : on avait réuni le full band – trois mois seulement s’étaient écoulés, et on pouvait déjà commencer les répètes en groupe ! Et la tournée a débuté au printemps suivant.
Tu avais donc fini par te laisser porter et accepter les projets comme ils arrivaient, s’enchaînant les uns après les autres dans une suite presque ininterrompue : en 2020, c’est au tour de Woodkid [Yoann Lemoine, de son vrai nom, réalisateur de clips et auteur-compositeur-interprète français de pop orchestrale, ndlr] de faire appel à toi.
Je sortais de la tournée de Charlotte, fatigué, et pour la première fois, la transition n’était pas directe avec une autre tournée : j’avais donc dans l’idée de travailler à mon propre projet, de faire au maximum ma musique. J’ai posé les ébauches de premiers morceaux, mais ça m’était particulièrement dur : je ne vivais pas très bien de me retrouver solo… En fait, dans une big tournée, tu n’as à te soucier de rien, tu es pris en charge à 100%, totalement infantilisé : on te dit où est-ce qu’il faut aller manger, où est-ce qu’il faut aller dormir. C’est un véritable choc quand tu rentres chez toi, dans ton 30m2 de la Porte de Clignancourt avec son frigo vide, et qu’il faut désormais tout faire tout seul… Le contraste est violent. Cette espèce d’up-and-down émotionnel n’étant pas forcément facile à gérer, je galérais un peu… Et puis, je voyais aussi que l’argent ne rentrait plus beaucoup… Là, on m’a appelé pour Woodkid et j’ai dit oui. Mais la Covid[-19] s’est invitée aussi, et ça a chamboulé tous nos plans…
Depuis combien de temps réfléchissais-tu à te lancer dans une carrière solo ?
Ça faisait un moment, déjà, parce que, avec TOYS, on avait enregistré des maquettes, des morceaux super, mais il y a eu toute une période pendant laquelle Bastien et moi étions vraiment trop dispersés…
Tous ces projets annexes auraient-ils eu raison de TOYS, qui n’a finalement plus rien sorti après son deuxième EP, Golden Line (Fairtrack / Virgin Music, 2015) ?
C’est exactement ça, voilà. Pourtant, on a continué de produire ensemble : on a enregistré pas mal de démos et on a même eu l’intention de ressortir un projet – qu’on n’était pas sûrs de renommer TOYS, d’ailleurs, tant la musique qu’on faisait alors n’avait plus rien à voir avec ce qu’on avait sorti avant –, avec un nouveau disque. Malheureusement, on a eu du mal à faire concorder nos plannings, et le projet est mort à petit feu. En réalité, c’est une décision qui n’a pas été prise mais qui s’est imposée d’elle-même puisqu’on n’arrivait plus à travailler ensemble – sans qu’on se soit embrouillés pour autant, hein : il n’y a pas eu de clash entre Bastien et moi, seulement ce constat d’une trop grande différence entre nos rythmes de vie, et qu’on n’y arrivera plus conjointement, à deux. À partir de là, je me suis dit : « C’est le moment de faire un truc solo… »
Les titres qui constituent aujourd’hui Punctual Problems s’éveillent-ils à cette période de ta carrière ?
Ouais. Le single, et le premier titre de l’EP, Hard To Be Myself When I’m With U, est un morceau qu’on avait ébauché voire déjà pas mal avancé avec Bastien puisqu’il était censé faire partie de ce projet de disque qu’on a avorté. C’est le seul, d’ailleurs, que j’ai récupéré, gardé de ce projet, parce que j’avais vraiment une affection bien particulière pour ce morceau. Bien sûr, il a un peu changé : entre-temps, j’ai retravaillé plein de trucs, j’en ai fait 10 000 versions, mais la genèse, la base, le squelette de Hard To Be Myself… était déjà là.
Tous les autres, en revanche, je les ai composés pendant les confinements. Je partageais un studio de musique dans le 18e, en coloc’ avec Moodoïd [groupe de pop-rock psychédélique mené par Pablo Padovani, ndlr], Canblaster [projet solo du DJ et producteur français Cédric Steffens, membre du groupe de musique électronique français Club Cheval, ndlr] et Petit Prince [projet pop d’Elliot Diener, ndlr], et, je ne sais pas trop pourquoi – j’ai eu du pif, certainement –, j’ai senti venir la crise, et j’ai rapatrié tout mon matos à la maison. Sans savoir ce qu’on allait devenir – on se souvient tous de cette semaine où, en cinq jours, on est passé de : « Woh, le coronavirus… » à « Ouh là, il va y avoir un confinement » ! –, vraiment, j’ai rendu mes clés dès les premiers jours et je me suis retrouvé chez moi avec tous mes synthés – et c’est toujours le cas depuis, d’ailleurs ! Et pendant le confinement, je me suis plongé dans ma musique : « De toute façon, là, j’ai plus le choix ! »
Qui sont les personnes qui t’ont aidé, rassuré sur ce projet quand, à la sortie du confinement, tu n’avais que des maquettes à présenter ?
Effectivement, je me suis retrouvé à devoir produire seul des morceaux et, comme c’était surtout le domaine de Bastien, c’est quelque chose que je n’avais jamais vraiment tenté avant : ce n’est pas que je n’y connaissais rien, bien au contraire, je savais ce qu’il était possible de faire, mais je ne savais pas comment. Donc je me suis fait violence : je me suis acheté Pro Tools [logiciel de composition musicale assistée par ordinateur développé par Avid Technology, ndlr] et Ableton Live [séquenceur musical logiciel professionnel, ndlr], et j’ai amorcé mes premières démos. Mais bon, je me suis vite rendu compte que, au-delà d’un manque de skills [compétences] de producteur, ce n’était surtout pas très évident pour moi de bosser seul. J’avais d’ailleurs re-tenté l’expérience avec des amis : Pierre Rousseau, de Paradis – je jouais sur ses morceaux, en échange, il travaillait sur les miens –, et puis MYD [Quentin Lepoutre, de son vrai nom, producteur de musique français également membre du groupe de musique électronique Club Cheval, ndlr] – ensemble, on a fait son EP Superdiscoteca (Ed Banger Records, 2019) et des esquisses de prod’ sur un morceau à moi. Donc, avant les confinements, j’avais accumulé plein de démos, plein de démos, plein de démos… Et si c’était des super idées, il n’y avait toujours pas ma patte, en fait : c’était des morceaux très marqués en termes de production – qui sonnaient soit très Pierre Rousseau, soit très MYD, soit tel autre producteur que j’étais allé voir – parce que je ne donnais pas la bonne impulsion, parce que je ne m’étais pas encore complètement trouvé musicalement… Et le confinement a permis cela : je me suis vraiment recentré sur moi. La question s’est ensuite posée d’approcher un label qui m’aiderait à produire mon EP. J’étais déjà en lien avec Because Publishing par l’intermédiaire de Jan Ghazi [directeur artistique français, ndlr], qui était aussi hésitant que moi : « Tu sais, aujourd’hui, non seulement les labels sont frileux, mais ce n’est pas évident pour eux. Tu aurais tout intérêt à essayer d’en faire le plus possible tout seul. Pourquoi tu ne commencerais pas tranquille en sortant un truc un peu low-key [relax, discret] sur Bandcamp [magasin de musique en ligne, ndlr] ou Soundcloud [plate-forme de distribution audio en ligne, ndlr] ? » Il émet cette possibilité que diffuser un morceau pas forcément méga produit ni mixé pourrait être une première étape dans ma carrière solo : l’idée ne me convainc pas, mais je l’envisage. Et puis : « Quand même, ça fait un peu chier ! Je vais sortir une démo, sans artwork ? Ça va faire trois vues et demie ! » D’autres gens me soutiennent et m’encouragent : « Fais ça bien », « Prends le temps »… J’ai appelé Victor : « Je crois que j’ai besoin d’un coup de main : j’arrive pas à finir correctement mes morceaux… » « Ok. Mais là, tout de suite, j’ai pas le temps. » Je l’ai attendu. Et quand enfin le moment de retravailler les morceaux ensemble est arrivé, tout est devenu plus concret.
En toute logique, on pourrait se demander pourquoi tu n’es pas allé demander conseil à Bastien en premier lieu ?
C’est vrai… Peut-être parce que qu’avec Bastien, comme on avait déjà bossé ensemble, sur un même piédestal, c’était bizarre de me dire : « Je vais aller le revoir pour faire des morceaux à moi » – sachant aussi qu’on n’avait déjà pas le temps de bosser sur notre propre projet commun… Et j’avais besoin, je crois, d’un autre regard – il y a toujours un peu cette notion de couple, dans un groupe…
Justement, Bastien était la personne qui te connaissait le mieux !
Oui, bien évidemment ! Mais, franchement, n’importe quelle personne en duo, en binôme, qui décide un jour d’être en solo, aurait ce réflexe de ne pas aller chercher l’autre – et je pourrais te citer beaucoup d’exemples ! C’était vraiment primordial de travailler avec quelqu’un d’autre que Bastien. Mais, attention, ce n’est pas pour autant que je ne bosserai plus jamais avec lui sur d’autres projets, hein ! Au contraire, d’une manière ou d’une autre, il est fort probable qu’on se retrouve à nouveau ensemble dans un même studio…
Comment le choix de Victor le Masne s’est-il imposé, d’autant qu’il avait sorti, entretemps, son deuxième album, May, 20th (Chien Bleu, 2022), sur un label tout juste créé par Bastien ?
Voilà : on était tous connectés ! Pour tout te dire, l’EP, on l’a fini dans le studio de Victor, qui est collé à celui de Bastien ! Tout s’est fait dans une ambiance un peu collégiale et familiale, dans la bonne humeur et la connivence. Je m’entendais tellement bien avec Victor… On était aussi super complices dans nos goûts musicaux – Victor est un musicien qui connaît très bien le jazz –, donc je savais qu’il comprendrait, capterait mieux que quiconque mes influences. Je ne me suis pas trompé : ça a été assez limpide, fluide et on a été très efficaces ensemble. Oui, cette co-prod’ a été parfaite, vraiment agréable…
Parlons de cette production de l’EP : elle est particulièrement sophistiquée – les harmonies font preuve à la fois d’une grande virtuosité et d’une souplesse incroyable. On y décèle cette obsession de la perfection qui t’accompagne depuis ton plus jeune âge. Ton habileté technique et ton savoir théorique seraient-ils un garde-fou si bien établi que tu ne laisses de place à aucune maladresse, aucun accident ?
C’est une excellente question… Les accidents, il y en a toujours. J’ai surtout pris conscience, à un moment, que c’est aussi par leur biais que la magie survient dans le processus de création, y compris celui de la composition – en allumant une machine, en réglant trois boutons, soudain, il y a ce son : « Ah ? Bah, tiens, je n’ai pas eu le contrôle absolu dessus, mais puisqu’il est là… » Mais, oui, j’ai un rapport obsessionnel avec la musique – et avec tout le reste, d’ailleurs ! –, je dirais, dans la méticulosité, dans le souci du détail ; c’est vrai. À tel point que, vu de l’extérieur, ça doit même sembler ridicule ! Chaque fois que je dois prendre une décision artistique, qu’il s’agisse de la validation de visuels ou de mon avis sur un effet, c’est pour moi une véritable entreprise : « Alors, il faut que je choisisse… » On n’est jamais dans le « Ouais, ça, c’est bien » ; au contraire, ça va être coûteux, peut-être même douloureux, et ça va me prendre du temps. C’est presque devenu un rituel, maintenant : je pèse le pour et le contre, je me sens obligé de tout tester pour être sûr que ma décision est la bonne. Le piège, c’est que c’est sans fin : si on commence à vouloir tout évaluer, on se noie dans un choix de possibilités. J’arrive un peu à me cadrer, mais…
« Je me force à fonctionner toujours à l’intuition – je ne suis efficace que dans un rapport totalement instinctif –, et j’essaie de me détacher au maximum des influences. »
(l’interrompant) Ça peut être destructeur aussi.
Exactement : l’abondance d’options et le temps sont l’ennemi du bien. C’est-à-dire qu’au bout du compte, on devient contre-productif. D’où l’intérêt de bosser avec d’autres gens. Et Victor arrive à un moment donné dans le process où il me dit : « Mec, c’est bien : arrêtons là. » Ou, plus exactement, il n’a même pas besoin de le formuler : je vois en face de moi quelqu’un qui, d’une certaine façon, prend une décision à ma place, en tout cas me conforte dans mon choix. Je ne suis plus seul. Les décisions sont toujours difficiles à prendre. En revanche, une fois que c’est fait, je n’y pense plus une seule seconde, et je ne reviens jamais dessus en me lamentant : « Ah merde, j’aurais dû faire ça ! » Et plus je prends de décisions au quotidien, plus l’exercice devient facile.
Néanmoins, tu gardes en tête l’idée de t’affranchir des codes, autant dans l’utilisation des instruments, des harmonies que dans la production ?
En vérité, une ligne directrice artistique s’impose d’elle-même. Dans un processus de création, je ne veux surtout pas avoir à me dire : « Je vais faire tel type de musique », ni me poser la question : « Tiens, ce morceau, on le range dans la catégorie new jazz ou synth pop ? » Je me force à fonctionner toujours à l’intuition – je ne suis efficace que dans un rapport totalement instinctif –, et j’essaie de me détacher au maximum des influences. Parce que, quoi que tu fasses, le style pointera de toute façon par lui-même, et on collera toujours une étiquette dessus. Les influences ou références, elles arrivent souvent après coup ; parfois, ce sont même d’autres personnes qui me font remarquer : « Ça me fait penser à ça ! » Personnellement, je n’ai pas la volonté de composer un morceau qui va « ressembler à » : je veux juste qu’il ait une dimension, un format pop. Et la pop, c’est très vaste ! Du coup, dans ma musique, la structure académique pop – avec le fameux couplet/refrain – n’est pas forcément respectée, par exemple.
Tes connaissances te limitent-elles ? Deviennent-elles une contrainte au lâcher prise ?
C’est souvent ce dont parlent les musiciens qui ont trop étudié la théorie. Heureusement, j’ai rencontré le monde de la musique électronique, essentiellement constitué de gens qui, justement, se sont mis à faire ce style de musique parce qu’ils ne connaissaient pas nécessairement la théorie, qu’ils n’avaient pas ce parcours de musicien classique ou jazz : ils ont une certaine spontanéité, un sens inné des accords, des sons, et composent des mélodies parfois sublimissimes sans savoir les analyser. Tandis que moi, je suis peut-être trop dans la sur-analyse de ce que je fais, au début. Alors, j’apprends à désapprendre. J’essaie de me détacher de toute considération stylistique mais aussi théorique, c’est-à-dire de ne plus réfléchir à : « Est-il politiquement correct de jouer tel accord à tel endroit ? »
Comme les réalisateurs de la Nouvelle Vague, qui ont brisé les règles d’une grammaire cinématographique au début des années 1960…
Absolument. Il faut savoir s’affranchir des codes, comme tu l’as dit.
Tu évoquais le fait qu’on caractérise voire catalogue ta musique… Je préfèrerais ne pas avoir à le faire, mais…
(m’interrompant) Vas-y ! Je ne le prendrai pas mal, parce qu’on est obligés de le faire ! Je suis le premier à donner un style à n’importe quel morceau que j’entends ! Mais j’aime bien qu’on le fasse à ma place à propos de ma musique – j’en suis incapable moi-même, en fait !
Il semble qu’il y ait un fil rouge : un son toujours élégant, avec tantôt des basses funky, tantôt des nappes de synthé éthérées, une voix constamment transformée et une certaine mélancolie qui enveloppe les morceaux. Tous ces composants pourraient être ceux d’une French touch, et rendent perceptible une certaine sympathie – en limitant ma liste à la pop électronique – pour AIR [duo de musique électronique français composé de Jean-Benoît Dunckel et Nicolas Godin, ndlr] sur Hode, pour Sébastien Tellier [auteur-compositeur-interprète français de musique pop et électronique, ndlr] sur The Key, ou encore pour Justice [duo de musique électronique français composé de Gaspard Augé et Xavier de Rosnay, ndlr] sur Interchange part 2…
Complètement ! Tout cela me parle peut-être sur le moment, plus généralement après coup, mais j’essaie de le conscientiser le moins possible : parce que je pense que quelle que soit la note que je joue, la progression harmonique que je compose ou la rythmique que je crée, elle a inévitablement une résonnance avec quelque chose qui existe déjà, que j’ai écoutée et qui m’a influencé, que je m’en rende compte ou pas. Je ne suis pas du tout dans le déni, genre : « Je suis hyper original. Ça n’a jamais été fait avant. » J’essaie justement de laisser cette part d’inspiration instinctive prendre le dessus. Évidemment qu’on les entend, ces sonorités ! Mais je les laisse vivre d’elles-mêmes. Et plutôt que de me dire : « Je vais faire un morceau à la AIR » ou « …à la Tellier », ça se fait malgré moi, naturellement, parce que ce sont des musiques – tout comme le jazz, Herbie Hancock… – dans lesquelles j’ai baigné. Il y a aussi une forme de logique puisque toutes les réf’ que tu cites – même si tu t’es focalisé sur la pop électro – sont des artistes que j’ai évidemment beaucoup écoutés, beaucoup admirés. En ce sens, d’ailleurs, c’est même flatteur…
Tu as également sorti des versions appelées « Solo Piano » de certains de tes morceaux : pourquoi les présenter ainsi mis à nu et réinterprétés, revêtus d’une tout autre étoffe ?
Cela fait suite à un album extrêmement produit – avec un gros travail de production, donc, d’empilements, puis de mix’, de mastering… J’ai eu envie de réadapter mes morceaux avec plus d’humilité, de modestie, avec mon niveau. J’ai eu cette volonté soudaine d’un retour à cette forme de simplicité assez pure qu’est le piano ; lequel me permet aussi d’être totalement indépendant dans la manière de composer, de créer, parce que je n’ai pas besoin de faire appel à quelqu’un ou quelque chose d’autre, en l’occurrence, pour produire la musique, puisqu’il s’agit juste de l’action d’un marteau tapant une corde. C’était aussi une manière de renouer avec ma première rencontre avec la musique grâce au piano, de rendre hommage à cet ado’ que j’ai été et qui a rêvé de devenir pianiste sans y parvenir vraiment – en tout cas pas comme il le voulait.
« Si je m’étais dit un jour que j’aurai l’audace de sortir un EP de piano solo, je ne me serais pas cru. J’ai tellement d’exigence envers moi ! Mais c’était aussi une manière de rendre hommage aux idoles qui m’ont accompagné, et de vaincre cette récurrente question de la légitimité. »
Si je m’étais dit un jour que j’aurai l’audace de sortir un EP ou des morceaux de piano solo, je ne me serais pas cru. J’ai tellement d’exigence envers moi ! J’ai aussi rendu hommage à toutes ces idoles qui m’ont accompagné pendant toute ma jeunesse – et encore aujourd’hui –, et que j’ai toujours regardé en pensant : « Eux, ils ont le droit ! Pas moi ! » Pourtant, il n’y a pas de police de la musique pour décider : « Ah, non ! Toi, tu n’es pas assez bon pour sortir un album ! » Il suffit de le faire. Ensuite, les gens aimeront ou pas. C’était donc aussi une manière de dépasser, de vaincre cette récurrente question de la légitimité ; un bon exercice.
Pourquoi ne pas les avoir fait figurer sur l’EP ?
Tout simplement parce que ces versions n’existaient pas encore. Ça s’est produit dans un deuxième temps, un mois environ après la sortie de l’EP : j’étais seul, chez moi, avec un piano, et je me suis fait une session d’enregistrement…
Grâce à cet « exercice » pratique et stylistique, cette approche différente, as-tu le sentiment de faire la liaison entre deux « cultures », entre une musique populaire et une autre dite savante ?
Oui, peut-être… Mais alors, encore une fois, de manière inconsciente pareil : je ne cherche pas délibérément à intellectualiser une musique assez simple de premier abord – d’ailleurs, je n’aime pas trop qu’on parle de « musique savante »… J’ai surtout saisi une opportunité de faire ce que j’ai envie de faire, sans cadre précis : ces versions solo, selon moi, n’appartiennent ni au jazz ni à la musique classique ni à la pop mais forment une espèce de sommation de tous ces styles qui m’ont accompagné dans mon parcours jusqu’à maintenant et que j’essaie de synthétiser en les interprétant au piano, cet instrument qui m’accompagne depuis que je suis né dans le monde de la musique. En fait, si je fais le pont, malgré moi, entre deux traditions musicales, c’est probablement pour rappeler, à moi-même et au public, d’où je viens.
Si ton travail sur ces « Piano Solo » a été volontairement solitaire, les as-tu quand même donnés à écouter à d’autres personnes avant de les diffuser très largement sur les plateformes de streaming musical ?
J’ai failli te répondre : « Non », mais, effectivement, une poignée d’élus – des « intimes » ou presque – en ont eu la primeur. Sans ordre particulier, j’ai fait écouter ça à Étienne [Piketty] parce qu’il est mon collaborateur au sein du label Recherche & Développement [fondé par Etienne en 2021, ndlr] ; à Victor, qui, au-delà de la personne qui m’a aidé le mieux à produire mon disque, est aussi un bon ami ; à ma petite amie [l’artiste plasticienne Ceminay Kara, ndlr], en qui j’ai une extrême confiance, et qui a été souvent présente à mes côtés pendant la création de l’EP – je lui dois les dessins de mes pochettes la pochette de l’EP – ; enfin, à un autre pote, Aurélien [Hamm], un vrai confident musical, à l’origine d’un projet appelé Saint DX – il sortira prochainement son premier album [Way Back Home (Because Music / Cracki Records, 2024), ndlr], sur lequel j’ai bossé.
Beaucoup d’autres de tes connaissances proches – Gaspard Augé (Justice), Myd, Breakbot [Thibaut Berland, de son vrai nom, DJ et compositeur de musique électronique français, ndlr] et Irfane [Christopher Irfane Khan-Acito, producteur et membre du groupe hip-hop, funk, électro français Outlines, auteur-interprète sur le premier album de Breakbot, By Your Side (Ed Banger Records / Because Music), ndlr], So Me [Bertrand de Langeron, graphiste et réalisateur français, ndlr], Alice Moitié [photographe, actrice et réalisatrice française, ndlr] –, toutes présentes lors de la release party de l’EP et/ou de ton concert au Point Ephémère, appartiennent de près ou de loin au label Ed Banger Records chez Because Music. Quels liens vous unissent ?
Des liens d’amitié, avant tout. J’ai rencontré toute cette team-là, il y a cinq, six ans, environ. Et maintenant, on peut le dire, on est vraiment très copains. On s’est évidemment tous retrouvés autour de la musique, de l’aspect artistique de nos professions, néanmoins le côté bande de potes, amical, a toujours été au premier plan. Naturellement, après coup, parce qu’on fait le même métier, on en vient à collaborer les uns avec les autres, d’une manière ou d’une autre. Mais pas forcément, non plus : je ne suis pas opportuniste, et j’ai toujours réussi à bien dissocier le « Je m’entends super bien avec ce mec-là » du « Faudrait qu’il bosse pour moi ».
Cette honnêteté, cette respectabilité, sont clairement manifestes puisque tu as donc signé chez Recherche & Développement – aux côtés d’artistes comme Jacques [Auberger, artiste de musique pop, bruitiste et électronique français, ndlr], Miel de Montagne [Milan Kanche-Daudin, de son vrai nom, auteur-compositeur-interprète de musique électro-pop français, ndlr] et PPJ [groupe de musique électro-pop franco-brésilien composé de la chanteuse Páula, également membre du groupe Tampon Tango, du producteur et multi-instrumentiste Povoa (Jules Rosset) et du producteur et musicien Jerge, ndlr] –, au lieu de te servir de tes contacts pour arriver plus facilement à tes fins…
Je n’ai pas voulu. Si j’ai appris, avec le temps, à m’affirmer un peu, je suis plutôt d’une nature à m’excuser d’être là, et je reste absolument tout le contraire d’un forceur de porte. Pour beaucoup de gens, comme j’étais pote avec leurs artistes, il y avait une évidence : « Pourquoi tu sors pas ton EP sur Ed Banger ? » C’est un label que j’ai toujours adoré, dont j’ai même pu être un peu fan à une époque, mais cette interrogation m’étonnait assez parce que je ne me suis jamais vraiment considéré comme un musicien électronique. J’ai essayé de me convaincre : « Si, demain, Pedro [Winter, fondateur du label Ed Banger Records, également DJ et producteur sous le nom de Busy P, ndlr] veut signer un EP comme le mien, alors pourquoi pas » ; mais, selon moi, ça ne collait pas à l’orientation du label. On a quand même eu une discussion, avec Pedro… Je l’ai rencontré seulement parce que Gaspard lui a fait écouter ma musique – ce n’était pas à ma demande, hein ! On a pas mal parlé – il a été super sympa avec moi et de très bon conseil –, et l’entrevue s’est terminée sur ses mots : « J’aimerais bien qu’on bosse ensemble, mais là, je t’avoue, je ne sais pas si c’est le bon moment… » Honnêtement, s’il avait posé un contrat sur la table, je n’aurais pas dit non ; mais j’ai tout de suite compris pourquoi ce n’était pas évident pour lui : mon projet de musique était différent de ce qu’il avait l’habitude de signer.
Le label est pourtant capable de faire le grand écart : le dernier arrivé chez Ed Banger Records, Varnish La Piscine, est un producteur et rappeur suisse…
Oui… Ça aurait pu se faire, alors ?… Fidèle à moi-même, je n’ai rien forcé. Si j’avais insisté un peu plus, peut-être se serait-il passé quelque chose ? Je n’en sais rien. Je ne sais pas du tout. Mais je ne pense pas. Et puis, en parallèle, Étienne, un ami de longue date, m’a appelé : « Viens, on le fait ensemble ! » Il était justement en train de monter son propre label, Recherche & Développement.
C’est donc Étienne Piketty qui est venu te trouver ?
Il savait que je travaillais sur des morceaux avec Victor, alors il est passé un jour à la maison et je les lui ai fait écouter. Il a un peu cogité sur le truc et, assez vite, il m’a proposé de le rejoindre. Je n’ai pas hésité une seule seconde : « Ouais ! Je suis super chaud ! Je te fais confiance. J’ai besoin d’avancer, et le concept de ton label m’intéresse : j’ai envie de travailler avec toi. » Et je ne regrette pas parce qu’on a une vraie relation au quotidien, et qu’Étienne est un partenaire sûr dans le travail : depuis, on avance bien, main dans la main.
Quid de Bastien : n’était-il pas lui aussi en train de monter son label ? Ton projet aurait-il pu atterrir sur son bureau ?
Il aurait pu, mais la question ne s’est même pas posée parce que je crois que Chien Bleu n’existait pas encore à ce moment-là.
« Il suffit d’écouter Punctual Problems pour se rendre compte par soi-même que ce n’est ni un EP de piano ni un EP uniquement axé autour du clavier ou des synthés : c’est avant tout de la musique pop. »
Avais-tu l’intention de débuter ta carrière solo avec un EP plutôt qu’un album ?
Je souhaitais respecter une forme de développement du projet. Et il y a toujours un risque à se pointer, encore inconnu au bataillon, et lâcher la cartouche de l’album, direct, donner tout d’un seul coup : on peut avoir un certain impact, sur le moment, parce qu’on a plus lourd à proposer, mais on peut aussi se retrouver sans plus rien en magasin trois semaines après… Personnellement, je trouvais ça donc plus intéressant, avec un premier EP, de pouvoir faire évoluer le projet derrière. D’ailleurs, je ressortirai peut-être un autre EP avant de faire un album – je n’en sais encore rien. Peu importe le format – j’attache seulement de l’importance à l’idée de presser un beau vinyle, parce que j’adore ça – : que ce soit un maxi, un EP, un album, je le ferai toujours de la même manière, jusqu’au-boutiste. J’ai donné énormément de moi-même dans Punctual Problems ; et j’y consacrerai la même énergie demain si je dois sortir quoi que ce soit d’autre.
Disposais-tu de suffisamment de matière pour un album ?
Pour moi, cet EP est un peu mon premier mini-album, en fait – c’est juste qu’il ne rentre pas dans la catégorie album ! Et oui, j’ai énormément de matière, bien sûr : de quoi sortir un triple album, voire plus ! J’ai beaucoup, beaucoup de morceaux : certains sont restés à des stades parfois embryonnaires, et il faudrait en finir d’autres, plus avancés ; quelques-uns sont même aboutis. À moins d’avoir envie, vraiment, de recommencer tout à zéro, peut-être verront-ils le jour ? Je ne sais pas. En tout cas, j’ai des morceaux qui existent et qui mériteraient probablement de vivre…
Justement, tu as joué deux titres inédits lors de ton concert au Point Ephémère…
Ouais ! Il s’agissait d’un titre que j’ai composé pour l’occasion, et de l’un de ces morceaux qui existaient déjà, que j’avais fait avec Victor et qu’on avait décidé de ne pas sortir : je l’ai un peu recyclé pour le live, je lui ai donné une seconde vie – reste à voir s’il sortira sur disque ou pas…
Parlons d’une autre famille, autrement fraternelle : je me dois d’évoquer ta sœur Juliette. Vous avez travaillé pour la première fois sur une même œuvre en 2014 : le court métrage Je suis Paul, Juliette et Gabriel (finaliste du Nikon Film Festival), qu’elle a co-réalisé avec la documentariste Charlotte Pouch, dans lequel elle joue, et pour lequel tu as créé la bande son…
Exactement. C’était la première fois que l’on travaillait ensemble, c’est vrai – j’avais oublié… C’était à sa demande, et ça m’a fait très plaisir qu’elle me le propose : j’ai accepté d’emblée. C’est assez simple de travailler avec Juliette parce qu’on se fait confiance : tout se fait avec beaucoup de tendresse, d’amour, donc c’est très agréable.
C’est donc une évidence de prêter main forte aux membres de la famille ?
Complètement ! J’ai cette chance d’avoir une famille soudée – on se soutient tous mutuellement. Et plus je vieillis, plus je me rends compte de l’ampleur de ce privilège. Mais c’est quelque chose que j’ai fait plusieurs fois pour d’autres personnes, d’autres formats – courts-métrages, films –, par la suite.
Quelques années après cette première expérience, tu as de nouveau composé la musique d’un film documentaire de Charlotte Pouch : Des bobines et des hommes (Rouge International, 2017).
Tout à fait. On se connaît bien : Charlotte est une amie de ma sœur, devenue une amie à moi. Elle m’a juste dit qu’elle aimerait bien que je fasse la musique de son film, et, rapidement, on a commencé à travailler ensemble, et je lui ai fait plusieurs propositions. Ça s’est assez bien passé parce qu’on a su très vite facilement communiquer, tous les deux.
Avec toutes les contraintes que cela exige, les envies et/ou les directives de l’auteur d’un film, habiller des images est-il un exercice différent, plus ou moins compliqué que de composer les titres d’un disque ?
Bien sûr ! C’est un exercice bien particulier de faire de la musique à l’image, que ce soit pour des films, de la publicité, ou n’importe quel support visuel. La musique n’est plus l’élément central : elle accompagne, elle se met au service d’une image. Il faut donc s’adapter à un plan, à un temps, à un réalisateur, à ses demandes… La tâche est difficile quand on travaille avec une personne qui ne sait pas forcément ce qu’elle veut : on pourra avoir du mal à communiquer, à trouver le bon angle…
Mais ça reste un bon exercice, parce que, du fait qu’il y ait moins d’enjeux sur le résultat – la musique ne sera pas au centre de l’attention –, des choses peuvent sortir plus facilement. Ce n’est pas vraiment un manque d’exigence, ni de la négligence, mais relâcher un tant soit peu la pression par rapport à l’issue de ton travail permet parfois de faire des choses meilleures. Je le sais, je rencontre plus de difficultés vis-à-vis de ma propre musique que lorsque je travaille pour celle des autres : quand il s’agit de prendre des décisions – dans la production, l’arrangement, la direction musicale, etc. –pour d’autres artistes, je suis le meilleur coach. Je suis le fantasme de ce que j’aimerais être – et que je n’arrive pas à être – pour moi-même ! C’est assez intéressant… Et c’est précisément ce que j’aime, ce qui m’anime le plus dans une collaboration.
Le styliste belge Anthony Vaccarello, à la tête de la maison Saint Laurent depuis 2016, t’a invité sur un autre genre de performance en te confiant la direction musicale de son défilé « Homme Automne-Hiver 2023 » [le 17 janvier, lors de la Fashion Week de Paris, dans la rotonde de la Bourse de Commerce – Pinault Collection, ndlr], avec une partition signée SebastiAn, et la compagnie de Charlotte Gainsbourg sur « scène ». Là encore, a-t-il été facile de s’astreindre à pareil cadre ?
On ne peut pas vraiment parler de direction musicale : comme tu l’as dit, SebastiAn en a composé la musique, nous avons participé ensemble à la conception, à la création musicale de ce show, avec l’aide de Nathalie Canguilhem, directrice artistique chez Saint Laurent. C’est elle qui a lancé l’invitation, qui m’a contacté personnellement et proposé de venir collaborer à ce projet – elle travaille de près et depuis longtemps avec Charlotte Gainsbourg [également réalisatrice de films publicitaires, musicaux et pour la mode, elle a notamment signé les clips de The Song That We Sing (75 Production, 2006), Terrible
Angels (Caviar, 2011) et Sylvia Says (La Pac, 2017) pour Charlotte Gainsbourg, ndlr] et on s’était rencontrés sur la tournée de Charlotte quelques années auparavant. J’ai d’ailleurs eu le plaisir de retrouver Charlotte, avec qui je n’avais pas bossé depuis deux, trois ans : c’était génial de se revoir ! Pour la première fois dans l’histoire de la maison, le défilé impliquait la prestation d’un pianiste – en l’occurrence, moi – en public : c’était donc un honneur. Mais ç’a été aussi un exercice d’un autre genre… Dieu sait que j’ai l’habitude, maintenant, de faire des live, que je les appréhende toujours avec beaucoup de travail, d’application, et de moins en moins de trac ; mais là, c’était une grande première de jouer dans le cadre d’un défilé : la production est tellement précise, tout est si millimétré, que la pression était intense – sans parler de l’enjeu : non seulement je dois jouer devant un front row [premier rang] de grandes stars, mais le show est retransmis dans le monde entier ! Donc, je me suis extrêmement bien préparé pour cette performance : j’ai passé deux semaines à me concentrer tel un moine bouddhiste – sérieusement ! –, et j’ai adoré, d’ailleurs, être dans cette forme d’ascétisme, tout arrêter pour ne me focaliser que sur un objectif précis, et puis me relâcher, revenir à la vie normale une fois que tout était réglé.
L’an dernier, peut-être pendant la finalisation de certains morceaux de ton EP, tu t’es également appliqué à mettre en musique Monique, une pièce mise en scène par ta sœur, entre autofiction et théâtre documentaire, qui retrace les deux dernières années de ta grand-mère, diagnostiquée bipolaire. Comment as-tu reçu cette demande, forcément chargée d’émotions voire encombrée d’intimité ?
Je savais qu’elle travaillait sur ce projet depuis longtemps. J’ai toujours soutenu Juliette, je l’ai même encouragée. Évidemment, ce projet a touché une corde sensible et émotionnelle très forte, voire attenté à une certaine pudeur vis-à-vis de ma vie privée, mais je n’ai pas hésité à lui dire « oui » tout de suite, et je ne le regrette absolument pas. Je trouve ça très important qu’elle ait réussi à mener ce projet à bien, même si je n’étais pas persuadé, au début, d’être, un jour, à l’aise avec le sujet. Mais justement, elle a réussi à me convaincre en allant au bout de ses idées, en mettant brillamment en scène cette pièce – je ne dis pas ça parce qu’il s’agit de ma sœur : Juliette a réalisé un travail formidable, et ça m’a conforté, réconforté. Sachant qu’on avait vécu un épisode très difficile, je me demandais : « A-t-on vraiment besoin de parler de notre grand-mère ? » Mais Juliette ne s’est pas servie de notre histoire personnelle comme prétexte pour faire une pièce – j’ai même compris par la suite que c’était comme une thérapie pour Juliette – et le résultat est incroyable : c’est joliment, surtout intelligemment fait, et c’est très beau…
Je suis content d’avoir pu y contribuer. J’espère sincèrement qu’elle réussira à jouer de nouveau cette pièce qui mérite d’être vue et revue – j’y suis moi-même allé à deux reprises. Et, en effet, Juliette m’a demandé de la musique en septembre 2022, à un moment où j’étais dans les starting-blocks : je devais organiser la sortie du premier single, j’étais déjà en train de préparer mon premier live, alors c’était un peu stressant pour moi de me rajouter du boulot ; je lui en ai fait part, mais je lui ai dit aussi qu’on va y arriver – avec le temps, j’ai appris que plus j’ai de choses à faire, plus je suis efficace ! Donc, même si ça me faisait peur, même si, en regardant mon planning chaque jour, j’annonçais : « Je ne vais jamais y arriver ! », je savais que c’était possible, pas très pratique mais faisable – j’ai par ailleurs été obligé de refuser d’autres demandes parce qu’elles impliquaient que je mette vraiment mon projet entre parenthèses… Juliette l’a parfaitement entendu, et du coup, tout s’est très bien déroulé, assez facilement parce que, encore une fois, cela s’est fait dans la confiance. Quant à la musique que je lui ai proposée, il s’agit d’une déclinaison du thème de Hode, un morceau de l’EP que j’ai réadapté et arrangé sous plusieurs formes seulement pour sa pièce.
Tu as parlé de ta passion pour le cinéma… Prendrais-tu également un malin plaisir à te mettre en scène dans tes clips [Hard To Be Myself When I’m With U (Mireille Productions, 2022) et What U (Mireille Productions, 2023), réalisés par Pablo Padovani, réalisateur, mais aussi auteur-compositeur-interprète, notamment pour son projet Moodoïd, ndlr], où l’autodérision semble être ton seul guide ?
Oui ! C’est très important pour moi. Fondamentalement, je suis quelqu’un qui aime bien rigoler, et l’humour, qu’il soit bon ou pas, fait partie intégrante de ma vie au quotidien – attention, je ne dis pas que je suis pour autant moi-même forcément très drôle ! Au départ, je voulais carrément réaliser mes propres clips ; mais je me suis vite rendu compte que je me rajoutais encore du travail, alors j’ai demandé un coup de main à Pablo qui a finalement réalisé les deux vidéos. Et je suis bien content qu’il s’en soit chargé parce que je n’aurais sûrement pas réussi à obtenir le même résultat si je les avais faites tout seul !
Néanmoins, ce que l’on voit à l’écran, ce sont mes visions : j’arrive toujours avec une idée précise que Pablo et moi retravaillons ensuite ensemble. La dérision, elle se manifeste parce que je traite de sujets qui peuvent être vus sous un angle sérieux, lourd, grave – ce ne sont pas des thématiques dramatiques : je parle de mes démons, mes angoisses, mes phobies, des épisodes de dépression que j’ai pu traverser, etc –, et que la meilleure façon de les exorciser, de se dire que ce n’est pas si grave, finalement, c’est d’en rigoler. Je préfère le rire au premier degré. Je ne reproche rien, cependant, aux artistes qui s’y emploient : ceux-là sont souvent à fleur de peau, à vif, surtout avec le message de mal-être qu’ils veulent essayer de véhiculer ; personnellement, ma manière de dédramatiser tout ça, de passer plus facilement à autre chose, c’est de me moquer de moi-même.
Comme un réflexe défensif pour qui manque de confiance en soi…
C’est vrai. Quand on accède au stade de l’autodérision et qu’on arrive à comprendre qu’il s’agit d’une arme assez efficace – pas vraiment pour les autres mais plutôt pour soi-même –, alors ça fonctionne assez bien, en fait ! Et à bien y réfléchir, je ne suis pas tout-à-fait dans l’autodérision : j’aborde des questions qui peuvent être pesantes, mais avec une forme de légèreté, quelque peu absurde.
Cette forme d’humour, on la retrouve également dans tes textes, que tu décris toi-même comme des dialogues – introspectifs – déguisés en chansons d’amour…
C’est ça, voilà. Non pas que ce ne soit pas mon fort, mais l’écriture des paroles est vraiment toujours la dernière étape – je me concentre avant tout sur la musique –, et, généralement, mes ébauches sont en yaourt [technique qui consiste à improviser des sonorités (mots, syllabes, onomatopées) sur une mélodie pour avoir un aperçu de l’ensemble, ndlr]. Et comme 99% des chansons écrites dans l’histoire de la musique pop parlent d’amour – c’est un grand classique ! –, le premier réflexe, quand on commence à poser des phrases, c’est de trouver des mots empruntés à ce champ lexical. La thématique s’est donc d’abord imposée par le biais de la méthode : dans une chanson pop, juste le « you », pour s’adresser à quelqu’un, incite cet automatisme de penser qu’un homme ou une femme parle à son amant/e… Alors, tout naturellement, je me suis dit que Hard To Be Myself When I’m With U et les autres titres dans lesquels je m’adresse à quelqu’un ressemblaient à des chansons d’amour. Et j’ai décidé de les transformer, de les « hacker » en faisant volontairement de mes paroles des « dialogues » – je me parle et me moque de moi-même – pour les maquiller en chansons d’amour. Parce que les paroles sont toujours moins dérisoires que l’image.
Aujourd’hui, qu’est-on en droit d’attendre de Paul Prier ? Accepteras-tu, à l’avenir, de ne plus être désigné essentiellement comme un pianiste, alors même que l’illustration de la pochette de Punctual Problems est la fusion graphique de tes initiales comme celles du titre avec les touches d’un piano ?
Au-delà du pianiste, il y a le piano, et ce n’est pas la même chose…
(l’interrompant) Souviens-toi, ma première question portait justement sur le fait que tu es toujours présenté comme « le claviériste de »…
Forcément ! Avant de lancer le projet, quand j’ai écrit ma biographie, ma première réaction a été de faire entendre à mon attaché de presse et d’autres personnes de mon entourage : « J’aimerais qu’on ne me parle pas de ça. » On m’a répondu : « On peut le passer sous silence, mais par la force des choses, les gens savent : c’est ainsi, en tant que pianiste pour les autres, qu’on te connaît dans le milieu. Cette information sera de toute façon reprise, ça se saura, même si tu choisis de ne pas le dire. » Alors, évidemment, mon projet est en réponse à cela : je veux casser cette image. Mon entrée dans la musique s’est faite avec le piano – enfin, avec la guitare, quand j’étais enfant (sourire), mais de manière professionnelle, j’ai toujours voulu être pianiste –, et tout a toujours tourné autour du piano, et, plus largement, autour des synthés, du clavier… Et parce qu’on m’associe à cet instrument, on m’a souvent posé la question avant sa sortie : « Est-ce que ça sera un EP de piano ? » Il suffit d’écouter Punctual Problems pour se rendre compte par soi-même que ce n’est ni un EP de piano ni un EP uniquement axé autour du clavier ou des synthés, même s’il y en a : c’est avant tout de la musique pop. Ai-je réellement besoin de le préciser ? Est-ce que mon projet présent prendra le dessus sur mon passé, un jour ? Je n’en sais rien. On verra… J’espère simplement pouvoir continuer à faire de plus en plus ma musique : non pas que je n’aime pas jouer celle des autres, mais ce sont deux exercices complètement différents.
Malheureusement, cette envie ressemble seulement à une projection tant tu es de nouveau accaparé par d’autres projets que le tien : certains momentanés, comme ta participation aux morceaux de Myd [I Made It (feat. Picard Brothers) sur l’édition deluxe de l’album Born a Loser (Ed Banger Records / Because Music, 2022), ndlr], de Moodoïd [Mélodie (with DORA) et Crusoé (with Jane Penny) sur l’album PrimaDonna vol. 2 (Because Music, 2023), ndlr] et Saint DX [Late, Everyday, Dealer, I Don’t Care et On & On sur l’album Way Back Home (Cracki Records, 2024), ndlr], ou, toujours, l’accompagnement d’artistes, et d’autres plus substantiels, comme la direction musicale du live d’Alexia Grédy [auteure-compositrice-interprète française, pour qui Paul Prier a aussi co-composé et joué de la guitare et du piano sur Reste sur l’album Hors saison (Disques Début / Polydor / Universal Music, 2022), ndlr]…
Comme je te le disais, j’ai l’impression que plus j’ai de choses à faire, plus je suis efficace, parce que je n’ai pas le choix. Si j’ai du temps devant moi, avec mon seul projet à travailler, c’est facile d’être oisif et de procrastiner ; en revanche, si je suis obligé de le combiner avec telle session ou telle répète ou telle télé, là, je vais être plus actif et performant. Il faut être bien organisé… Et ça n’a rien à voir avec le succès, la notoriété : on a bien vu, dans l’histoire de la musique, quantité d’artistes continuer de collaborer avec d’autres même quand ils parviennent enfin à vivre de leur projet sans avoir à bosser à côté. Personnellement, j’aime énormément participer aux projets des autres, ça m’intéresse beaucoup, et je ne m’empêcherai pas de le faire, quoi qu’il arrive – sauf si, comme on l’a déjà dit, la proposition qui m’est faite nécessite que je mette mon projet entre parenthèses pendant six mois, un an : je me poserai alors réellement la question de savoir si je m’en sens capable. Mais pour l’instant, je réussis plutôt bien à faire cohabiter leurs projets avec le mien, alors je vais continuer.
Par conséquent, si jamais ton projet devait prendre une ampleur folle, tout au moins connaître le succès qu’il mérite, tu ne t’interdiras pas de collaborer avec d’autres artistes ?
Non ! Au contraire ! Comme je te le disais, j’aurai peut-être le luxe de pouvoir vraiment distinguer ce que j’ai envie de faire le plus – même si, pour l’instant, j’apprécie chacune de mes collaborations et j’estime les avoir toutes choisies. On a évoqué cette spécificité assez gratifiante de la position que l’on a quand on bosse avec d’autres personnes, sur d’autres projets : celle de l’exigence et de l’enjeu. Encore une fois, je ne suis pas alors plus laxiste ou plus négligent, mais il est beaucoup plus facile pour moi de prendre des décisions, d’affirmer un propos ou une opinion, d’avoir confiance, parce ce n’est pas moi qui défendrai le projet, à la fin ! Voilà pourquoi on fait appel à d’autres ; voilà pourquoi tous les artistes ont besoin de quelqu’un, à un moment, pour les aiguiller, les conseiller. Et pour ma part, j’adore avoir ce rôle : je deviens avec brio le mec que j’aimerais avoir à mes côtés quand je suis seul face à mes angoisses dans un studio – mais, à moins d’être complètement schizophrène, je ne peux pas être celui-là quand je bosse pour moi-même !
Songes-tu déjà à donner une suite à Punctual Problems ?
Évidemment ! J’ai juste posé là une première brique ! Je vois cet EP comme une esquisse ou le premier jet de quelque chose à venir ; alors, oui, j’ai dans l’idée de lui donner une suite ! Pour le moment, j’essaye de développer au maximum le projet en live pour aller le défendre sur scène : j’ai commencé à travailler avec un tourneur [l’agence de booking et de production de spectacles PiPole, ndlr] et on est en train de programmer quelques dates françaises… Mais, pour ne rien te cacher, l’album suivant est déjà en préparation…
© PHOTOS ET VIDÉOS : DR, OLIVIER ALLARD, ISTVÁN BÁNYAI, LOUIS-AUGUSTE BISSON (INSTITUT FRÉDÉRIC CHOPIN DE VARSOVIE),
ADRIEN BLANCHAT, LOLA CADET, JILL CAYTAN LE MASNE, PIERRE CHAZE, COMPAGNIE LETO, EMANUEL DE SEGUIER, CHARLOTTE DELARUE,
ÉRIC DELMOTTE, BASTIEN DOREMUS, ED BANGER RECORDS, FAIRTRACK, FAYE AND GINA, CLAUDE GASSIAN, GELSOMINA FILMS, RENAUD GUILLEMARD,
NICOLAS HIDIROGLOU, CEMINAY KARA, VICTOR LE MASNE, LES GENTILS GARÇONS, JULIEN GOUGEAT, BENJAMIN MENAGER, PAULINE MEOLA,
JAMES MINCHIN III, MIREILLE PRODUCTIONS, ALICE MOITIÉ, MON VOISIN PRODUCTIONS, ANDREA MONTANO, NIKON FILM FESTIVAL,
ADAM FRIEDRICH OESER OU JOHANN FRIEDRICH REIFENSTEIN (SOTHEBY’S), ÉTIENNE PIKETTY, CHARLOTTE POUCH, RAPHAEL POUR-HASHEMI,
JULIETTE PRIER, PAUL PRIER, RICHARD PRINCE, ROUGE INTERNATIONAL, PIERRE ROUSSEAU, DIANE SAGNIER, SAINT LAURENT, KIM SANGHON,
COLLIER SCHORR, LAURENT SEROUSSI, MAURICE SEYMOUR, COLIN SOLAL CARDO, DAVE STAPLETON, NEIL VAN, JEAN VERCKEN