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JAN ŠVANKMAJER
PORTRAIT

Les yeux grands fermés

2008 aurait pu être l’année Jan Švankmajer. Mais ce cinéaste « militant surréaliste », comme il aime à s’identifier lui-même, a rarement été mis dans la lumière. Avec la projection de ses courts métrages par une nuit d’octobre, il sera bientôt possible de réparer cet oubli.

Pourtant cité en exemple par sa famille de cœur et de travail, le créateur tchèque célébrera peut-être ses plus grandes gloires dans l’anonymat : il y a cinquante ans, il sortait diplômé de la Faculté du théâtre (département des marionnettes) après avoir étudié à l’Académie des Beaux Arts ; voilà vingt-cinq ans, il recevait le Grand Prix du festival d’Annecy pour son court métrage Les Possibilités du dialogue ; Alice, enfin, son premier long (et certainement la plus connue de ses œuvres), était applaudi il y a tout juste vingt ans dans les salles obscures.

Jan Švankmajer (1934, Prague) ressemble très tôt à l’artiste tel qu’il est décrit par les deux premières définitions raisonnées du dictionnaire. Il est d’abord celui « qui se voue à l’expression du beau, pratique l’art » tandis qu’il assimile et désapprend, entre 1950 et 1958, dans les meilleures écoles du pays. Il est aussi celui « qui pratique un métier, une technique difficile » quand le collage, le dessin, le graphisme, la gravure, la sculpture et la peinture servent l’apprenti(-sorcier)-cinéaste de 1964 – année de son premier court métrage, Le Dernier trucage de M. Schwarzwald et de M. Edgar.

Mais, encore aujourd’hui, Jan Švankmajer ne s’estime pas réalisateur de films d’animation, et laisse même sa carrière s’estomper dans les mémoires les plus fragiles.
Du média cinéma, il ne veut retenir – à la fois conserver et contenir – que la possibilité de créer autrement que celui-ci donne au plasticien : en faisant intervenir de nombreux autres procédés – arts et artifices. Cependant, dès le milieu des années 1960, Jan Švankmajer œuvre sur le court métrage comme nul autre. L’illuminé explore les codes et les styles du cinéma d’animation (en volume), repousse et dépasse toujours les limites du genre, explose finalement la ligne qui le sépare du cinéma de prises de vues réelles.

D’autres ont échoué là où Jan Švankmajer est passé maître. Walt Disney, notamment, qu’on ne présente plus sauf pour relever ici quelque commun caractère avec son homologue slave. Car bien avant d’imaginer le personnage de Mickey Mouse, l’Américain mit en boîte plusieurs petits programmes sur le même principe, combinant animation et « réalité » pour fixer un conte sur la pellicule : Alice’s Wonderland, adaptation du roman de Lewis Carroll, est d’ailleurs le dernier court métrage produit par Laugh-0-Grams, Inc., la première société de Walt Disney, qui fit faillite juste après.

L’œuvre de Jan Švankmajer est ludique : elle évoque souvent l’enfance et convoque le sens tactile du spectateur. Mais de ses doigts agiles, le magicien fouille aussi les recoins de l’inconscient à la recherche d’un possible malaise : « Dans les vieux grimoires des sorcières, on disait que pour chasser un démon ou un monstre, il fallait trouver son nom. C’est la méthode que j’utilise pour chasser mes angoisses et mes peurs :je les nomme dans mes films. » Jan Švankmajer se joue ainsi des frayeurs de chacun, de sa capacité à imaginer le pire dès lors qu’il ne maîtrise pas ce qui l’entoure. Utilisant complètement le seul langage cinématographique (images et sons), ses films abordent la question d’un homme en lutte avec l’absurdité du monde environnant, dont il est pris au piège – un discours qui se fait parfois l’écho d’une analyse politique ou sociale, immédiatement censurée par le régime communiste tchécoslovaque jusqu’à la fin des années 1980. Ils débordent également d’images surréalistes : les objets prennent vie mais leur fonction initiale est détournée ; les corps humains renvoient à leur propre animalité parce qu’ils sont morcelés, plus organiques que jamais…

Comme l’ordonne Alice au début du film du même nom : « Fermez les yeux, sinon vous ne verrez rien » ni des songes ni des inventions de Jan Švankmajer. Ce génial metteur en scène de choses et d’histoires extraordinaires, cet animateur méconnu mais hors pair qui éveille parmi les plus grands de ses contemporains – Terry Gilliam (Brazil, 1985), Tim Burton et Henry Selick (L’Étrange Noël de monsieur Jack, 1993), Darren Aronofsky (Requiem for a Dream, 2000)…


NUIT ŠVANKMAJER, LE 18 OCTOBRE 2008 À 20H AU SALON DES ARTS, PARIS

Mickaël Pagano

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