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L’IMPÉRATRICE
“Tako Tsubo”

Point de rupture ?

Présenté comme « un album de rupture » par l’ensemble du groupe, avant même sa sortie, le dernier disque de L’Impératrice questionnait. Tako Tsubo est pourtant, dans les grandes lignes et en un mot, « bleu », le digne héritier du premier opus, Matahari. Et s’assure, comme lui, un règne sans précédent…
Fort de la sortie de son premier LP au printemps 2018 puis de ses rééditions – dont une digitale et dite « impériale » (augmentée de remixes et de titres en anglais) – un an plus tard, le sextet, dès lors distribué dans le monde entier, était monté sur les planches pour une tournée internationale rapidement répétée dans le temps, histoire de faire réviser Matahari (mıcroqlıma, 2018) à ses fidèles courtisans avant de les aviser de l’album à venir mais encore secret. Dans les salles combles de ces belles soirées d’« avant-première » proclamée, l’on démasquait sans effort les oreilles aux aguets d’un titre aux saveurs inédites ; et dans sa souveraine générosité, Sa Majesté avait ajouté à sa setlist quatre tracks inédits, mêlant ainsi l’ancien à l’inouï, menant sur scène une double vie. L’Impératrice incarnait même toute l’élégance et l’énigme de sa pochette d’album (un collage signé Mat Maitland) : une reine des ombres confondue dans le bleu nuit, qui enchante de manière déraisonnable et charme sans se dévoiler tout à fait – finalement insaisissable.

La fêlure est certainement survenue avec la mesure sanitaire mise en place à la mi-mars 2020 : face à la pandémie, la fermeture de tous les lieux de sociabilité, de loisirs, et les restrictions de contacts humains, de déplacements, vont de pair. Premier symptôme du crève-cœur, le groupe voit près d’une soixantaine de ses dates reportées et/ou annulées parmi lesquelles le plus douloureux des rendez-vous manqués : l’ineffable, incontournable Coachella Festival, ou la Mecque de l’événement musical et artistique dans le désert californien.

Au commencement de Tako Tsubo (mıcroqlıma, 2021), les six têtes couronnées s’étaient accordé une coupure et installées à Tanger, à l’instar de ce compositeur et écrivain avant eux, Paul Bowles, auteur d’Un thé au Sahara, récit d’un voyage intérieur et du besoin d’échapper à la monotonie (culturelle), de faire l’expérience de la différence. Faussement oisifs, plutôt assoiffés de création et de travail fiévreux, les membres de L’Impératrice s’étaient enfermés plusieurs semaines dans un riad au bord de l’eau pour y ouvrir leurs esprit et bagages remplis d’influences puisées à diverses sources lors d’une tournée outre-Atlantique qui a définitivement bouleversé tant leur relation au public que leur rapport à l’écriture. Les musiciens fracturent alors le carcan couplet/refrain de la chanson française, cassent et renoncent à l’unité de l’album au profit de l’unicité et la variété de ses morceaux, explorent d’autres sonorités et couleurs en termes de production. L’auteure découpe ses textes sur un nouvel horizon, rompt avec le hors-sol pour creuser les profondeurs de la nature humaine (ses faiblesses, son for intime), ausculte et dénonce les bleus à l’âme de notre société jusqu’à satiété.

De libertés en confinements, les pas de côté évitent donc l’isolement et le groupe, qui repousse la sortie de Tako Tsubo (prévue en mai 2020), envoie les signes précurseurs – une tournée virtuelle – et les singles diagnostiques de l’album. Matahari n’est pas trahi, comme il n’avait pas désavoué la démarche entendue depuis les débuts en EP de L’Impé’ : car, dans le fond, ce sont toujours les mêmes instruments et savoir-faire « in the groove » qui organisent un jeu inspiré, les mêmes coups de génie des attaques autour de la pulsation dans cette veine funk. Aspirant ailleurs plus encore, vers les courants jazz (dans les harmonies) et le mouvement hip-hop (bizarrement « contre-culture » et dérivé du disco), mais aussi, au-delà du son, au sens, avec une parole à la fois engagée et confidente qui insuffle un sang d’encre nouveau, c’est particulièrement dans la forme / le format, donc, que le disque prend ses distances avec le précédent. L’écart s’est fait dans l’approche également : si la réalisation des deux albums a été donnée à Renaud Létang – qui a fait la gloire de Jean-Michel Jarre, Alain Souchon, Gonzales… –, là où l’émotion reposait pour Matahari dans l’« imperfection » voulue d’un enregistrement en condition live, L’Impératrice a confié la souveraineté du mixage et par conséquent l’accomplissement de Tako Tsubo à Neal H. Pogue – connu pour son travail d’orfèvre avec Earth, Wind & Fire ou Stevie Wonder, récompensé par un Grammy Award pour ses expérimentations rythmiques sur Speakerboxxx/The Love Below (LaFace / Arista, 2003) d’Outkast puis la production déstructurée d’IGOR (A Boy is a Gun / Columbia, 2019) de Tyler, The Creator – qui consacre son style incisif, efficace. Et ses treize titres de frapper par leur énergie malgré les sujets choisis et chantés par la princesse au sang bleu. Nul besoin d’avoir l’ouïe fine pour saisir le changement de ton de Flore Benguigui, qui monte au créneau pour mieux abattre certains remparts, s’empare et soulève des questions actuelles : avec Hématome, le blessant « ghosting », cette séparation amoureuse facilitée par la disparition numérique, et plus largement la cruauté si lâche derrière les écrans et sur les réseaux dits sociaux ; avec Peur des filles, le manque de considération pour la place et l’émancipation des femmes dans leur vie quotidienne comme dans leurs activités*, et plus exactement l’idéologie misogyne des communautés « incels » qui encensent, par la violence, la soumission du « sexe faible ». Sous sa plume singulièrement universelle, les thèmes sont beaucoup moins légers que sur Matahari, donnent matière à réflexion plutôt qu’à l’évasion, se font le miroir de cette personnalité, véritable indépendance individuelle, laquelle ne veut plus rentrer dans la norme mais, ouvertement, « sortir de » – de sa réserve, des sentiers battus, du lot, de ses gonds, du placard, des rails, du rang, d’affaire ou de l’ordinaire, mais bien de « l’ordre établi », une résolution qui fait florès dans Fou (nommé Exit, à juste titre, dans sa version anglophone)…

Une femme de tête – fausse traduction de « frontwoman » – (pré)figurée sur la pochette de Matahari, et aujourd’hui représentée par une triade divine. La filiation entre les deux disques existe aussi dans le soin apporté à son visuel, soit l’illustration d’un personnage féminin appartenant à l’histoire, se détachant d’un arrière-plan période bleue, et soutenant notre regard tout en dissimulant le sien. Signée par le bédéiste, clippeur et bientôt cinéaste Ugo Bienvenu, la cover de Tako Tsubo reprend bien ces éléments et évoque trois sœurs mythologiques : les Moires grecques, les Parques romaines ou les Nornes nordiques, enfants lointaines des principes fondamentaux, dont le dessin redéfinit les contours et les âges dans un style à la fois rétrofuturiste et manga. Copies conformes dans cette vision originale, chacune n’existe pourtant que dans son rattachement, sa communion avec les deux autres : la Fileuse tisse, la Destinée (ou Répartitrice) déroule, et l’Inflexible coupe un même lien symbolisant le cours de la vie, de l’existence humaine. Au sommet du triangle mystique, la dernière de cette trinité céleste, les ciseaux à la main, est sur le point d’interrompre le cycle. Semblable à L’Impératrice, elle s’apprête à couper le fil rouge (autre concept de la continuité) et, à son tour, interpréter les intentions de Charles de Boisseguin, Hagni Gwon, Tom Daveau, David Gaugué, Achille Trocellier et Flore Benguigui, expliquer l’allégorie d’un titre japonais.

Miraculeusement repêché dans un reportage radiophonique**, le terme de « tako tsubo » désigne un syndrome pathologique dit du « cœur brisé » auquel il donne son nom, de par ses origines étymologiques – littéralement « pot » ou « piège à poulpe » au-delà du littoral nippon – et la métaphore morphologique – après un choc émotionnel foudroyant, l’organe musculaire affecte soudain des airs d’amphore et n’assure plus correctement ses fonctions vitales.
L’on soupçonne donc que les membres patients de L’Impératrice, heureuses victimes d’un succès brusquement (mais pas irréparablement) mis à l’arrêt, avaient depuis longtemps saisi l’ensemble des manifestations qui révèlent une nouvelle manière de penser et d’agir. La thérapie du groupe ? Traquer les mécanismes et briser la routine, se débattre dans le rythme et bousculer les idées reçues, capturer les abîmes et les similarités et repousser les limites d’un univers : de la création à l’innovation de Tako Tsubo, tout est bien (qui finit bien) dans la rupture.

* Flore Benguigui est à l’œuvre contre les violences sexistes et sexuelles dans l’industrie musicale (#MusicToo) : en décembre 2020, elle a témoigné dans l’émission C à vous (France 5) avoir été victime de harcèlements à ses débuts, et, depuis février dernier, elle est aussi l’auteure et la voix d’un podcast mensuel, Cherchez la femme (Tsugi Radio), qui met en valeur le travail de ses consœurs.

** Le documentaire audio de la journaliste Leila Djitli, Le « Tako-Tsubo », un burn-out cardiaque par le travail, fut diffusé pour la première fois fin 2017 dans la quotidienne Les Pieds sur terre (France Culture).

 

TAKO TSUBO, DE L’IMPÉRATRICE (MICROQLIMA, 2021)

Mickaël Pagano, 2021

© PHOTOS : DR, UGO BIENVENU, MAT MAITLAND, GABRIELLE RIOUAH

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