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DAVID BOWIE
PORTRAIT

Un homme, cent visages

“Je suis de l’autre côté, seul à connaître la vérité.”

David Robert Jones. Telle est sa véritable identité.

De l’enfant rêveur, né le 8 janvier 1947 à Brixton, banlieue populaire de Londres alors défigurée par la guerre, on ne connaît pas tout, sinon une admiration pour un grand frère, Terry, épris de jazz, une pupille gauche dilatée à la suite d’une bagarre de collégiens, des aptitudes au dessin œuvrées au sein d’une agence de publicité, enfin une passion pour la musique qui le révèle saxophoniste puis leader de plusieurs groupes. Doué, avide de reconnaissance, il n’est pas cet affreux homonyme, Davy Jones, chanteur des caricaturaux Monkees : David change donc de patronyme, et se couvre d’un premier masque qui lui colle encore à la peau.

Sous les traits maquillés du mime Lindsay Kemp, David discerne une autre figure importante de ses premiers pas sur scène. Inspiré par ce théâtre du geste, il monte sur les planches pour mettre en scène les arts qui l’animent, ont la poésie et la musique pour laquelle il aspire toujours à l’élévation. Son rêve se concrétise lorsqu’en 1969, sa propre voix lui demande de redescendre sur Terre : mais dès lors, l’auteur-compositeur, désormais envolé dans le rôle du cosmonaute Major Tom dans Space Oddity, ne tombera plus dans l’anonymat.
En concert, il excite la curiosité : son corps d’androgyne et ses poses efféminées, lascives, éveillent l’intérêt de tous. Qui est ce nouvel artiste dont l’Angleterre tombe amoureuse ? Moins d’un an après, il est l’homme qui a vendu le Monde (The Man Who Sold the World) en restant allongé sur un divan tel une Olympia, vêtu d’une « robe d’homme » et s’offrant aux regards interdits.

Son troisième album n’attise pas le scandale : il attire plutôt l’attention de l’histoire du rock. Original chef-d’œuvre parmi tant d’autres à suivre, Hunky Dory (qui commence d’ailleurs avec le titre prémonitoire Changes) lève le voile sur l’avenir et met en lumière un être impossible à cerner.

Ce dernier coupe court aux modes, taille soudain ses longs cheveux pour les faire virer au rouge orangé et habille vite le glam de ses costumes excentriques saturés de couleurs : une transition alerte pour une transformation (extr)avertie. Et si un enfant est né de son intimité avec l’Angie (Angela Barnett, actrice) des Rolling Stones, le personnage qu’il a engendré pour son public avoue son homosexualité. Le bouleversement est total… Ziggy Stardust est la première star à ne plus travestir ses propos. Le voyeurisme s’émancipe, et les foules se déchaînent devant les shows-exhibitions de leur idole avant-gardiste, qui emprunte et importe aussi bien le kabuki, les tenues japonaises, que les visions post-modernes de Metropolis. Dans ses tournées, Ziggy se confond bientôt avec une nouvelle effigie de son ego : le schizophrène Aladdin Sane, reflet plus lisse mais tout aussi décadent que son alibi Stardust. La nuit du 3 juillet 1973, docteur David et mister Ziggy / Aladdin sont ensemble la dernière fois… Face à des adulateurs dont le sang s’est glacé en saisissant cette confession, David exécute la prophétie de Ziggy et le suicide devant des milliers d’yeux criant leur douleur muette…

Libéré de ses monstres – destructrices incarnations qui voulurent supplanter leur créateur –, David l’inventeur conçoit un album de reprises, Pin Ups, afin de calmer les esprits et, certainement, de retrouver les siens, par le biais d’hommages, billets doux à ses chansons favorites. Le fait est que, tout au long d’une carrière jalonnée de rencontres, il ne cessera d’être séduit par certaines, s’en attirera d’autres grâce à ses talents de producteur, et surtout de musicien devenu l’un des plus influents de la pop.
 C’est pourquoi – puisque David est un caméléon doublé d’un précurseur – il affiche un coup de cœur méconnu, le funk, et se dissimule aussitôt dans la chair chimérique d’un centaure canin nommé Halloween Jack. Paranoïaque, mythomane et insidieux, le protagoniste des Diamond Dogs vit dans un futur cruel et austère représenté, pendant des spectacles quasi cinématographiques, par le décor d’une ville dévastée.

Young Americans (un album ouvertement soul) délivre David de l’animal, et son nom s’affilie au Septième Art. Pour les caméras, il est à présent Thomas Jerome Newton, un extraterrestre désœuvré qui cherche de l’aide sur notre planète, dans L’Homme qui venait d’ailleurs de Nicolas Roeg. Après le tournage, l’individu blafard au look céleste prend possession de David, qui l’améliore et se métamorphose en un élégant Thin White Duke (« fin dandy blanc ») sur son onzième ouvrage discographique, Station to Station.
L’échappée suivante le mène à Berlin, où, assisté de l’expérimentateur Brian Eno et transporté par les recherches électroniques allemandes (Kraftwerk), David compose une trilogie presque instrumentale, révolutionnaire, froide et stridente, new age avant l’heure – tandis que les britanniques sonnent l’effervescence punk – : Low / Heroes / Lodger, aux sonorités froides comme les beautés que David côtoie à l’écran (Kim Novak et Marlène Dietrich dans Gigolo, et plus tard Catherine Deneuve dans Les Prédateurs).

À l’aube des années 80, Scary Monsters (and Super Creeps), glorieux avatar, répond idéalement à une rentrée théâtrale émouvante encensée à Broadway : David personnifie l’oublié John Merrick, The Elephant Man. Couronné de succès dans tous ses projets, l’excellent peintre aux nombreux autoportraits – qui expose régulièrement et écrit dans la revue Modern Painters – est consacré dans la musique et au cinéma : en 1983, Nagisa Oshima le choisit pour interpréter Jack Celliers, l’officier anglais de Furyo, et David désigne Let’s Dance comme une bombe internationale.

Les échecs qu’il observe ultérieurement ne le rattrapent pas : David regarde droit devant lui et discerne un juste retour aux honneurs (il est continuellement glorifié par l’élite – David Lynch, Lou Reed… – et la « relève » – Placebo, Nine Inch Nails…) et aux amours (il épousera le top-model Iman) avec les années 90. En 1995, le tortueux 1. Outside sort de l’imaginaire de David un obsessionnel Nathan Adler, faux journaliste et authentique tueur en série : composé de morceaux torturés, de mélodies tourmentées, il s’agit d’une réflexion sur la fin du millénaire, qui s’achèvera pour l’éternel génie impatient, pionnier du multimédia, par l’inscription de ses mines dans le virtuel – David apparaît dans le jeu vidéo Omikron: The Nomad Soul, et signe des partitions hybrides de techno, jungle, drum n’ bass sur Earthling. Les années passent, et les heures (Hours) tournent dans notre lecteur de CD…

En juin 2002, David livre sa dernière déclaration musicale : Heathen est lyrique, brûlante (déjà disque d’or), parfaite. Beaucoup l’ont déjà annoncé comme l’un des meilleurs d’un dieu du rock, homme aux multiples facettes.

David Bowie. Telle est son incontestable identification.


HEATHEN, DE DAVID BOWIE (ISO RECORDS / COLUMBIA, 2002)
THE RISE AND THE FALL OF ZIGGY STARDUST AND THE SPIDERS FROM MARS (30TH ANNIVERSARY EDITION), DE DAVID BOWIE (EMI, 2002)
EN CONCERT LES 24 ET 25 SEPTEMBRE 2002 AU ZÉNITH DE PARIS

Mickaël Pagano, 2002

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