Le Fabuleux Destin d'Aline Bonetto
Aline Bonetto
Par sa poésie universelle, le dernier film de Jean-Pierre Jeunet a rencontré un incroyable succès en France comme à l’étranger et aura marqué tous les esprits. L’un d’eux plus particulièrement, puisqu’il a imaginé tous les décors de cette émouvante ode aux « petits bonheurs ».
Aline Bonetto, la chef décoratrice du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001), tout juste césarisée, revient sur l’histoire merveilleuse de ses souvenirs de tournage…
Discotexte : Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (UGC / Victoire Productions / Tapioca Films / France 3 Cinéma / MMC Independent, 2001) a connu un grand succès à travers le monde, public mais aussi critique, s’auréolant d’une myriade de prix internationaux. En France, le film a reçu pas moins de quatre César, dont un qui couronnait votre talent…
Aline Bonetto : Je suis très heureuse d’avoir reçu ce prix. Je le considère un peu comme une récompense intime, celle que la grande famille du cinéma français m’aurait donnée. Mais c’est aussi important pour moi d’avoir reçu son équivalent anglais, le BAFTA [British Academy of Film and Television Arts, ndlr] : le « prestige » est tout autre, puisque j’étais là-bas en concurrence avec des grosses machines comme Harry Potter […à l’école des sorciers, de Chris Columbus (Warner Bros, 2001), ndlr], Le Seigneur des anneaux [La Communauté de l’anneau, de Peter Jackson (New Line Cinema / WingNut Films / The Saul Zaentz Company, 2001), ndlr], Moulin Rouge [de Baz Luhrmann (20th Century Fox, 2001), ndlr] et Gosford Park [de Robert Altman (Capitol Films / Chicagofilms / Film Council / Meduza Produzione / Sandcastle 5 / USA Films (2001), ndlr]… La surprise a été totale lorsque mon nom a été cité : je n’avais rien préparé ! Quant aux Oscar, si je suis revenue sans la fameuse statuette, j’ai eu l’immense privilège d’avoir tout de même été nommée par mes pairs américains…
Votre passion de la décoration vous a-t-elle tôt promis un si fabuleux destin dans le cinéma ?
Je n’ai pas eu un parcours académique : je vais où mes pas me guident… J’ai arrêté mes études très tôt et suis partie voyager à 18 ans en Afrique, en Asie. Là-bas, je me suis nourrie d’images, de couleurs, d’influences diverses, de rencontres avec d’autres cultures et d’autres gens. Mon arrivée dans le cinéma est le fruit d’une rencontre : alors que je travaillais sur le clip d’Éric Morena [pour la promotion de la chanson Je suis le torero de l’amour (Agone, 1987), ndlr] pour lequel j’avais fabriqué un culbuto géant, j’ai rencontré un chef décorateur qui m’a demandé si je voulais devenir son assistante. J’ai dit : « Oui », sans trop savoir où cela me mènerait… Et après trois ans dans la pub’, j’ai travaillé sur Delicatessen (Claudie Ossard, 1991). C’était, pour moi comme pour 80 % de l’équipe – dont les deux co-réalisateurs du film, [Marc] Caro et [Jean-Pierre] Jeunet –, une toute première expérience avec le long métrage.
Et là, en 2002 – soit seulement dix, onze ans plus tard, donc –, grâce à …Amélie Poulain, je suis montée sur les planches du théâtre du Châtelet pour recevoir un César ! Tout peut aller si vite, parfois ! Mais attention, il s’agit là d’un parcours exceptionnel : je ne me cite pas en exemple pour celles et ceux qui cherchent à devenir chef déco’ ! Ne pas avoir suivi l’enseignement d’une école ou le parcours classique d’une hiérarchie – stagiaire, seconde puis première assistante – m’a seulement permis d’inventer ma manière de travailler, sans absorber les méthodes de quelqu’un d’autre. Mais cela peut aussi avoir quelques inconvénients : au début, par exemple, j’ai vraiment manqué de repères…
En quoi consiste le travail d’un chef décorateur sur un tournage ?
Le plus important reste la préparation. C’est d’abord un travail de détective : une enquête au travers des livres, photos et illustrations, et des brocantes. J’ai moi-même un stock de vieux papiers et objets – quand on fait ce métier, on ne peut rien jeter : tout peut être beau ! Mais il arrive qu’on n’ait pas l’objet soudain convoité… Par exemple, pour …Amélie Poulain, j’ai dû faire un casting de chiens empaillés pour trouver celui qui n’aurait pas une expression trop sinistre – c’est le compagnon de la concierge, Madeleine Wallace [interprétée par Yolande Moreau, ndlr] : il fallait qu’il ait l’air attentif –, qui aurait une certaine position et le regard dirigé vers le haut – pour qu’il trouve sa place en face du portrait de son maître… La recherche des papiers peints, également, nous a menés jusqu’en Belgique et Hollande : certains d’entre eux datent des années 40 et sont absolument introuvables en France – l’ultime alternative étant de créer le motif du papier peint si vraiment on ne trouve pas ce que l’on souhaite : ce fut le cas pour trouver une identité et une unicité à la chambre d’Amélie Poulain… Ensuite, après tant d’investigations, les équipes passent aux travaux : la construction des décors, des murs jusqu’aux poignées de portes, et, lorsqu’il s’agit d’extérieurs, la « rénovation » de certains lieux – avec …Amélie Poulain, on a dû repeindre la moitié de Paris ! Il faut toujours garder en mémoire que le décor est au service d’une histoire. Il doit raconter tout ce qui n’est pas écrit dans le scénario, et pour cela, toujours aller dans le sens de la personnalité des personnages… C’est très important.
« Jean-Pierre Jeunet est sans aucun doute ma plus belle rencontre professionnelle. Depuis Delicatessen, j’ai trouvé un univers qui me convenait, où je me retrouvais parfaitement. Avec lui, le décor est un personnage à part entière. »
Combien de mois auront été nécessaires à la préparation des différents décors d’…Amélie Poulain ?
Trois mois de préparation effective auront été nécessaires pour les décors d’…Amélie Poulain : pour Jean-Pierre, j’ai construit plusieurs maquettes en volume, indispensables, en terme de mise en scène, pour correctement évaluer le déplacement des comédiens ; j’ai ensuite parlé de couleurs avec le chef opérateur [Bruno Delbonnel, ndlr] et la costumière. Car c’est avant tout un travail d’équipe… L’avantage étant que nous nous connaissions tous très bien, et qu’on allait tous dans une même direction. Une fois ces « réunions de travail » terminées, chacun est parti mettre en œuvre ses desseins. Je suis donc allée dans les studios en Allemagne, à Cologne précisément, avec tous mes plans sous le bras ; et avec mes équipes, nous avons commencé à monter le premier décor – l’appartement de Raymond Dufayel, dit « l’homme de verre » [interprété par Serge Merlin, ndlr] –, dont on avait juste évoqué le concept avec Jean-Pierre avant mon départ. Et quand ce dernier est arrivé sur les lieux du tournage, il était tout simplement ravi du travail accompli : c’était exactement ce qu’ il avait en tête. Mais ce n’est pas pour autant que tout était fait ! On trouve toujours quelques idées supplémentaires, juste avant le début du tournage…
Par exemple, pour ce décor particulier, tout le mobilier est rembourré… On ne trouvait pas la bonne télévision, car, comme dans la majorité des films de Jean-Pierre, les éléments du décor ne doivent pas tous nous renvoyer à une époque précise : il faut savoir toujours rester intemporel. Pourtant, parce que le film était tout de même daté – avec, dans une scène, l’annonce de la mort de Lady Di : nous sommes donc bien en 1997… –, on ne pouvait pas retomber dans le caisson en bois des jolies télés des années 50 ni avoir une télé trop actuelle, pour coller au personnage de Dufayel… Au dernier moment, je me souviens avoir pris de la mousse, une couverture, avec en tête la seule idée d’un exercice qui aurait pour intitulé : « Et si on faisait ça, est-ce que ça fonctionnerait ? » J’ai saucissonné le tout avec de la ficelle ; Jean-Pierre est passé par là et m’a dit : « Stop ! On ne la touche plus ! Elle est absolument parfaite !», alors que je n’avais pas vraiment à l’esprit de la conserver comme ça lorsque je l’ai fait…
À l’image du film, l’histoire du tournage du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain semble être une véritable succession d’instants magiques… N’existe-t-il donc aucune mauvaise anecdote ?
Oh, si ! En ce qui me concerne, bien sûr, oui… La pire de toutes, peut-être ? Laissez-moi poser le décor – ah ! Derniers jours de tournage : on tourne dans la chambre d’Amélie. Pendant les pauses, l’équipe déco’ charge tous les éléments qui ne nous servent plus dans un gros camion, afin de les rapatrier sur Paris avant qu’on les égare ou qu’ils soient abîmés. En revenant sur le décor, je me prends les pieds dans un tapis. Je me baisse, je le roule et je l’emporte immédiatement au camion pour l’y ranger. Entre-temps, le reste de l’équipe est revenue tourner un plan. Sur le plateau, l’accessoiriste, complètement affolé, m’attrape et me demande si je n’ai pas vu le tapis, raccord dans la prochaine séquence… J’ai alors l’image de ce tapis roulé que je viens de déposer dans le camion – frayeur ! Je fonce au camion, mais il est déjà parti. Alors je réfléchis vite aux solutions : 1/ Refaire à l’identique ce tapis au motif très marqué ? Pas le temps ! 2/ Aller chez un loueur et tenter de retrouver le même ? Mission impossible ! 3/ Rattraper le camion dont personne ne connaît l’itinéraire ? Miraculeusement, l’un de mes assistants a retrouvé le véhicule, et moins d’une heure après, le tapis était de nouveau sur le plateau. Jean-Pierre ne s’est aperçu de rien… Je lui ai raconté cet épisode bien après m’en être remise : lui, évidemment, ça l’a bien fait rire !
Revenons une fois encore sur votre incroyable parcours auprès de Jean-Pierre Jeunet… Vous étiez ensemblière sur Delicatessen, récompensé par quatre César en 1992 dont celui du meilleur décor pour Jean-Philippe Carp ; puis l’assistante de Jean Rabasse sur La Cité des enfants perdus (Claudie Ossard / Constellation Productions / Lumière Pictures / StudioCanal / France 3 Cinéma, 1995), également César du meilleur décor en 1996. Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain est donc votre troisième collaboration avec ce réalisateur, qui vous a confié la responsabilité artistique et technique des décors et permis de remporter à votre tour cette prestigieuse récompense. Qu’est-ce qui vous unit si fidèlement à lui ; et d’après vous, pourquoi le cinéma français récompense-t-il sa vision des espaces comme des objets qui lui donnent vie ?
Jean-Pierre est, sans aucun doute, ma plus belle rencontre professionnelle. À la lecture du scénario de Delicatessen, j’ai tout de suite trouvé un univers qui me convenait, où je me retrouvais parfaitement. Il a vite su instaurer un vrai climat de confiance et de complicité entre nous : une osmose parfaite… Et avec lui plus que nul autre metteur en scène, le décor est un personnage à part entière. Très sincèrement, je ne connais que Jean-Pierre qui ait autant de respect pour l’image, et autant de demandes visuelles : grâce à lui, on peut aller très loin dans le détail. C’est un vrai bonheur !
Il ne reste qu’à vous souhaiter autant de réussite pour vos projets à venir…
Merci… Pour tout vous dire, la pré-préparation de Laisse tes mains sur mes hanches, le premier film de Chantal Lauby [membre du groupe d’humoristes Les Nuls, ndlr], avance bien. Et… Ok, vous voulez un petit scoop ? Je devrais vite rejoindre l’équipe déjà établie, ou presque, du prochain Jeunet : une histoire d’amour pendant la Guerre de 1914-1918, d’après le magnifique roman de Sébastien Japrisot, Un long dimanche de fiançailles (Denoël, 1991), très probablement avec Audrey Tautou [l’actrice qui incarnait Amélie Poulain, ndlr] dans le rôle principal… J’ai même déjà soumis quelques idées à Jean-Pierre…
Mickaël Pagano, 2002
© PHOTOS : DR, SERGE ARNAL / BERTRAND RINDOFF, ALINE BONETTO, CLAUDIE OSSART PRODUCTIONS,
CONSTELLATION PRODUCTIONS, FRANCE 3 CINÉMA, JEAN-PIERRE JEUNET, LUMIÈRE, STUDIOCANAL, UGC